Le confinement a agi comme un véritable laboratoire. En quelques semaines, il a fait émerger de nouvelles pratiques et a amplifié les mutations du secteur de la distribution. Pour y voir plus clair, nous avons interrogé le sociologue Vincent Chabault qui vient de publier l’essai Eloge du magasin, contre l’amazonisation. Pour Et demain notre ADN, il analyse les conséquences de la pandémie pour le commerce et la distribution, ainsi que les perspectives d'évolution.
Vous développez dans votre essai l’idée que les commerces remplissent des fonctions sociales et symboliques. Quelle est la fonction sociale du shopping ?
Vincent Chabault : La thèse de cet essai, qui se lit comme une analyse sociologique de la virée « shopping », était de montrer qu’au-delà de l’approvisionnement, le magasin assure des fonctions sociales et qu’il occupe un rôle important dans l’existence des individus. Le magasin est le lieu du lien, de la rencontre, de l’échange. Il sert aussi de cadre à la construction identitaire (culture, prêt-à-porter, ameublement…) et il contribue à répondre au besoin d’appartenance et au souci de distinction. Les 22 chapitres de mon livre en sont autant d’illustrations et le lecteur arpente les magasins ethniques de la Goutte d’Or, les boutiques de luxe et de cosmétiques, les marchés provençaux, les foires aux vins, les vide-greniers, le commerce des stations balnéaires…
La crise sanitaire que nous traversons semble rendre plus visible ce rôle social et la place du magasin dans la vie des gens.
V. C. : En effet. Il faut distinguer les commerces alimentaires, restés ouverts, des autres maintenus fermés depuis la mi-mars. Les hypermarchés, les supermarchés, les supérettes sont un point de repère important, ils répondent à l’enjeu d’approvisionnement mais sous-traitent à d’autres les tâches les plus exposées (gestion de la fréquentation du lieu, manutention). Mais les artisans alimentaires et les commerces de proximité, plébiscités pendant la crise sanitaire, assurent aussi cette fonction de repère dans le quotidien, notamment chez les personnes seules. Discuter quelques minutes avec un boucher ou un primeur constitue parfois le seul échange en « présentiel ». Rappelons que 51% des Parisiens, 49% des Lyonnais, 45% des Niçois vivent seuls.
« Le commerce est une activité privée qui comporte de forts enjeux publics, il s’agit donc d’un choix citoyen »

Le commerce de détail a dû mettre en place de nombreux ajustements pour pouvoir respecter les consignes sanitaires. Est-ce que la situation favorise l’émergence de nouveaux modes de distribution, ainsi que l’abandon de certains usages ?
V. C. : Le confinement et le protocole de déconfinement qui va suivre font émerger toutes sortes de réaménagements et d’innovations nés de la contrainte. Dans l’alimentaire, le drive et la livraison ont explosé (respectivement +61,1% et +90% rapporte Daniele Perderzoli dans The Conversation, ndlr). De la même manière, on voit se développer le modèle des drive fermiers, qui m’intéresse beaucoup. Il correspond au regain d’intérêt pour les circuits courts alimentaires, qui date des années 2000, ce modèle étant lui né en 2012. Aujourd’hui, on voit que le nombre de commandes explose et que les drives de ce type se multiplient.
D’un côté, les consommateurs trouvent une forme de réassurance dans ce qui est proche, connu, local. Du côté des producteurs, les drive fermiers permettent un débouché intéressant quand deux marchés sur trois, les cantines et les restaurants sont fermés. Nous verrons s’ils maintiennent leur activité à la réouverture des marchés mais leur succès considérable me fait dire qu’ils constituent une nouvelle modernité commerciale répondant aux attentes des consommateurs : commande en ligne, produits locaux, partage de valeurs avec les producteurs. Il s’agit d’une vente à la fois technicisée et socialisée.
La crise a aussi renforcé d’autres innovations pré-existantes comme le click-and-collect, en particulier chez des commerçants indépendants plus rétifs à ces formes de relation commerciale. La réactivité numérique a été forte sans pour autant perdre de vue le lien social lors du retrait des commandes. Un modèle plus vertueux et plus humain de consommation en ligne s’est probablement renforcé.
Quels sont les usages amenés à perdurer par effet de clique et quelles transformations profondes du paysage retail préfigurent-ils ?
V. C. : Tous les observateurs s’accordent sur un point : la crise sanitaire va renforcer des tendances préexistantes. La première est la vente sans contact « no touch ». Au-delà de la commande, du paiement en ligne, du drive ou de la livraison à domicile, il s’agit d’éviter tout contact dans le cadre des livraisons, par exemple lors de la livraison de repas. Cette pratique devient une norme commerciale. Deuxième tendance, c’est le renforcement d’un appareil commercial qui re-socialise la vente. Je pense que les consommateurs veulent à la fois du « sans contact » et du contact : tout dépend du produit, du moment, du contexte et du sens investi dans l’achat. Enfin, la valeur montante du « local », va continuer d’infuser et déterminer de nouveaux formats retail (petit commerce, épicerie, décor authentique, mise en avant de l’indépendance).
La question de la « mort des hypermarchés » est un serpent de mer qui s’appuie sur l’idée que l’hypermarché répondait au modèle de développement de la seconde partie du XXe siècle. Quels sont alors les modes de distribution privilégiés du XXIe siècle ?
V. C. : Il existe en France quelques 2200 hyper et supermarchés. Leur disparition n’est pas imminente mais leur rentabilité s’érode depuis plus de quinze ans. Ils ont perdu des parts de marché dans le secteur non-alimentaire, du fait de la concurrence d’enseignes comme Action, Stockomanie et évidemment Amazon. Schématiquement, le succès de ce modèle reposait sur une demande standard. En raison des transformations socio-économiques, cette demande s’est écartelée depuis vingt ans entre un pôle « hard discount » et un pôle « semi-premium ». Or le modèle de l’hyper se retrouve écartelé entre ces deux pôles.

D’après moi, l’évolution probable est que le parc des hypermarchés va se réduire et se transformer de l’intérieur. Une partie logistique sera affectée à des stocks connectés pour l’activité de drive, quand l’autre accueillera du public en tentant de ressembler à une halle alimentaire, comme chez Grand Frais par exemple. L’enjeu pour ce modèle de distribution c’est la modernisation de l’outil de travail, tant face aux clients que dans les coulisses.
Vous analysez de manière critique le phénomène d’ « amazonisation ». Quels sont les éléments de cette culture marchande spécifique ?
V. C. : Cette expression renvoie à la croissance des ventes en ligne dans le commerce de détail (plus de 10% en France, 14% aux E-U., 18% au Royaume Uni, 30% en Chine). Cette part devrait évoluer en 2020 en raison du confinement. Elle désigne aussi la consommation influencée par les grands calculateurs que sont les algorithmes. Et plus largement, elle fait référence à une nouvelle culture marchande qui considère le commerce de plateformes comme un réflexe. C’est finalement ce que Jeff Bezos a réussi à inculquer aux consommateurs : acheter en ligne est devenu un réflexe pour trouver l’offre la plus large, les prix les plus bas et la disponibilité immédiate. Ces nouvelles routines ont des effets sur l’aménagement de la ville, sur l’emploi, sur les conditions de travail, sur l’environnement mais aussi sur la vie de famille comme l’a magistralement montré Ken Loach dans son dernier long-métrage Sorry We missed you à propos des livreurs.
La pandémie semble toutefois consacrer l’hégémonie du e-commerce. Comment l’articuler au « tournant local » que vous défendez, dans votre essai et dans une tribune publiée dans Le Monde ?
V. C. : Je pense que la situation sera plus complexe. Amazon sort renforcé du confinement mais tous les acteurs du e-commerce n’en ont pas profité de la même manière. Certains ont pu être perturbés par des difficultés d’approvisionnement. En parallèle, l’attente d’une vente re-socialisée et le goût de la proximité conduisent les consommateurs à privilégier les petits commerçants comme les artisans, les libraires et les producteurs des circuits courts. Je pense réellement que les consommateurs et consommatrices qui avaient déjà franchi le pas seront encore plus attentifs aux questions telles que la survie des commerçants, leur maintien en centre-ville, la juste rémunération des producteurs après le confinement. Mais une autre question se posera aussi dans beaucoup de foyers : celle du pouvoir d’achat. Les arbitrages de nombreux ménages favoriseront les détaillants menant une politique commerciale attractive.
La distribution traditionnelle s’appuie sur plusieurs axes de développement en réaction à l’ « amazonisation » : la digitalisation des points de vente, la culture de l’expérientiel et le « commerce de précision ». Comment analysez-vous ces phénomènes ?
V. C. : Je n’oppose pas vente en ligne et vente « physique ». La clé est à mon avis dans l’outil numérique au service du magasin. J’ai beaucoup travaillé sur le commerce du livre, premier marché à avoir été exposé aux plateformes. Les librairies devaient être enterrées, beaucoup les jugeaient démodées. En France – et même aux Etats-Unis où elles repartent après le déclin des chaînes et sans loi sur le prix unique – elles ont résisté en mettant les lecteurs au centre de leurs préoccupations. Elles ont valorisé l’accueil, le conseil, l’animation de telle sorte qu’elles jouent aujourd’hui un rôle dans la définition du profil culturel du lecteur. Les critiques quant à leur archaïsme numérique sont irrecevables : elles n’ont jamais voulu rivaliser avec Amazon. C’est un autre métier. Mais elles ont mis en place des portails très efficaces de réservation au service de la venue en magasin.
Le commerce est une activité privée qui comporte de forts enjeux publics, il s’agit donc d’un choix citoyen
C’est à mes yeux un modèle aujourd’hui pour le commerce en général. Elles ont aussi cultivé une identité propre, et je pense que c’est un élément déterminant. Une librairie à Ajaccio ne doit pas ressembler à une librairie bordelaise ou toulousaine.

La question des modes de distribution est consubstantielle à celle des modèles économiques et sociaux. Les modèles alternatifs, comme celui des coopératives alimentaires, seront-ils en mesure de faire le poids dans le paysage de demain ou resteront-ils une niche pour CSP+ ?
V. C. : Les modèles de distribution alternatifs regroupent un nombre croissant de clients. Le cas des drive fermiers et des circuits courts sera intéressant à examiner après le confinement et la réouverture des marchés. Ont-ils eu un pouvoir normatif ? La hausse brutale des commandes est-elle durable ? Va-t-elle modifier les habitudes alimentaires vers une consommation durable ? Le procès qui est régulièrement fait aux circuits courts (Amap, drive fermiers, drive à la ferme, marchés de producteurs..) est de rassembler exclusivement des consommateurs informés, diplômés et dotés d’un pouvoir d’achat substantiel. La crise réussira peut-être à changer la donne et à diffuser cette nouvelle culture marchande attentive à la crise écologique, au développement économique du territoire, aux revenus des agriculteurs.
La crise du pouvoir d’achat à venir est un élément important pour la suite et on peut toutefois s’interroger sur les marges de manœuvre des consommateurs quant au choix de produits plus sains mais aussi parfois plus coûteux. Je considère toutefois que les normes de consommation se diffusent et les attentes sont parfois partagées entre milieux sociaux. Tout n’est pas « archipellisé ». À titre d’exemple, l’enseigne hard discount Lidl vend elle aussi des produits bio.
Et demain… quelles seraient les fondations d’un système de distribution vertueux, tant du point de vue social que du point de vue environnemental ?
V. C. : Je ne pense pas qu’un nouveau monde va apparaître. Toutefois, une meilleure information des individus, qui sont aussi des consommateurs, sur les stratégies fiscales des entreprises, sur leur modèle social et sur leur prise en compte de la crise climatique apparaît indispensable. Plusieurs amis libraires m’ont confié avoir reçu un nombre de commandes équivalent à la période de Noël durant le confinement. Je n’y vois pas seulement un désir de lecture. J’y vois surtout un soutien à un commerce culturel indépendant, fragilisé, vis-à-vis duquel on se sent proche, géré par des individus – souvent des personnalités attachantes – avec qui on partage un certain nombre de valeurs. Face au modèle de commerce de plateforme, c’est en effet un choix de société à faire pour le consommateur. Le commerce est une activité privée qui comporte de forts enjeux publics, il s’agit donc d’un choix citoyen.


À lire : Vincent Chabault, Eloge du magasin, contre l’amazonisation, « Le Débat », Gallimard, 2020
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