Sous de multiples aspects, le contexte actuel invite à s’interroger sur le modèle de développement de la ville, encore essentiellement focalisé sur l’offre résidentielle et la création de bureaux : comment permettre à tous de se loger convenablement, en limitant l’artificialisation et la construction de logements neufs, tout en privilégiant un aménagement réduisant notre dépendance à la voiture ?
Par Annabelle Richard et Patricia Cortijo, directrices conseil chez UTOPIES.
Post-Covid, de nouvelles aspirations se sont également affirmées, pour plus de nature, plus de local dans nos modes de consommation, plus d’authenticité dans les relations, plus d’engagement au quotidien et à l’échelle de notre lieu de vie. « Think global » mais surtout « Act local ». Et ce, d’autant plus que la crise sanitaire a démontré que les villes, dépendantes en tout, sont des colosses aux pieds d’argile.
Comment repenser alors la fabrique et le fonctionnement des villes ? Au-delà des solutions techniques et des enjeux de politique publique, quels rôles pour les acteurs privés qui la façonnent ? Et plus largement des entreprises qui souhaitent jouer un rôle local plus fort ? Comment les acteurs de l’immobilier, promoteurs mais aussi foncières, peuvent-ils jouer un rôle dans l’installation d’acteurs et activités qui rendent les villes moins fragiles ? Plusieurs exemples inspirants, issus de secteurs très différents, ouvrent la voie.
Rendre nos villes plus productives et les diversifier
Plusieurs décennies de désindustrialisation, un développement urbain concentré sur la construction de logements et de bureaux, une recherche de spécialisation économique plutôt que de diversification…, les villes n’ont jamais été si denses, si vastes et, paradoxalement, si fragiles et dépendantes de l’extérieur. En France, l’autonomie alimentaire des aires urbaines est ainsi de 2 % (2 % seulement de ce qui finit dans nos assiettes, qu’il s’agisse de produits frais ou de produits transportés, a été produit sur le territoire), et, si l’on considère l’ensemble des biens manufacturés (électronique, textile, produits pharmaceutiques), le chiffre n’est guère plus reluisant, avec un score de 3%, à tel point que l’on en vient à parler de « territoires passoires », ou à comparer les villes à des plateformes logistiques géantes, parce qu’incapables de garder la valeur localement, et, in fine, très peu résilientes en cas de choc d’approvisionnement.
Il est urgent de diversifier l’économie des villes et, par le même temps, de renforcer leur autonomie. Que ce soit dans les secteurs de l’énergie, de l’industrie ou de l’alimentation, plusieurs modèles économiques locaux émergent et permettent de dessiner une nouvelle urbanité, plus productive, plus créatrice, qui mobilise le patrimoine, les ressources mais aussi la vitalité des communautés locales.
C’est le cas de l’entreprise LO3 Energy : basée à Brooklyn, New York, à l’origine du Brooklyn Microgrid, un projet qui utilise la technologie blockchain pour créer un marché local d’énergie renouvelable. Ce projet permet aux résidents de Brooklyn qui produisent leur propre énergie solaire de vendre l’excédent d’électricité directement à leurs voisins, créant ainsi un marché local décentralisé d’énergie renouvelable. LO3 Energy combine plusieurs approches très locales : un service conçu spécifiquement pour le quartier de Brooklyn, une solution qui se greffe à l’infrastructure électrique existante, couplée à une plateforme numérique qui facilite les transactions locales d’électricité, qui plus est via une coopérative, associant les habitants.
Alors que l’on n’a jamais autant parlé de souveraineté industrielle, le projet porté par Shinola, originaire de Détroit dans le Michigan - ville sinistrée par la crise de l’industrie automobile – illustre de son côté comment partir du patrimoine local pour diversifier l’économie d’une ville. Spécialisée initialement dans la production de montres de luxe, l’entreprise a su préserver son savoir-faire artisanal tout en diversifiant ses activités : son expertise dans le travail du cuir lui a permis de développer une ligne d’accessoires de maroquinerie et de papeterie, son savoir-faire horloger l’a amené à lancer une gamme de vélos ultralégers, son ancrage local l’a incité à ouvrir un hôtel à Détroit, en respectant les codes architecturaux locaux. Sa notoriété a permis à Shinola de devenir une icône du « Made in Detroit » et un symbole de qualité et de renaissance industrielle aux États-Unis.
La même approche de « croissance verticale » et locale a été menée par le traiteur Zingerman’s, dans la ville de Ann Arbor, Michigan. Depuis sa création en 1982, l’entreprise s’est développée en refusant l’expansion de son modèle sous forme de franchise dans d’autres villes ou États américains, préférant le développement d’activités locales complémentaires à son business initial. Au fil des années, 500 emplois locaux dans quinze entreprises différentes ont ainsi été créés à Ann Arbor – dont une crémerie, une boulangerie-pâtisserie, un restaurant, une boutique de bonbons et douceurs, un comptoir de torréfaction de café… Une belle façon de tisser de nouvelles dépendances alimentaires « choisies » avec les producteurs locaux, en périphérie des aires urbaines.

Faire naître la diversité à partir de l’existant
Pour faire de la place à ces activités, il est nécessaire d’exploiter le potentiel foncier existant, les actifs immobiliers sous-occupés, ce qu’il convient d’appeler le capital « immobile » (parkings des surfaces commerciales, friches urbaines…) de nos villes. Le rôle des aménageurs et des promoteurs est déterminant pour « reconstruire la ville sur la ville » en étant au côté des collectivités pour identifier les activités qui permettront de densifier et diversifier l’économie locale. Cela nécessite une bonne dose de créativité et de concertation, comme en a fait preuve le constructeur Cella Building Company, qui a décidé de concentrer son activité sur la rénovation du patrimoine architectural de la ville de Grand Rapids, dans le Michigan. L’entreprise a ainsi requalifié de nombreux bâtiments désaffectés (anciens entrepôts) en centre-ville, et opéré la transformation de plusieurs édifices historiques et classés, tout en obtenant la certification LEED, le label de construction durable américain, et en proposant une programmation mixte. Pour ce faire, Cella a travaillé en étroite collaboration avec les habitants pour s’assurer que ses projets et la programmation répondaient à leurs besoins et s’intégraient pleinement dans les quartiers existants.
Les plateformes constituent des outils précieux pour imaginer des programmations adaptées aux attentes de la population, et ainsi réinventer les démarches de concertation urbaine qui peinent trop souvent à mobiliser. C’est ce que propose l’entreprise Colu, basée à Tel-Aviv, via une plateforme offrant une variété d’outils (applications mobiles) et de services qui permettent l’expression des citoyens, la promotion des entreprises locales et plus globalement l’amélioration de la qualité de vie dans les communautés, par la promotion de campagnes ou de projets transformatifs (développement du vélo, requalification d’une artère commerçante, par exemple). Colu permet également aux villes de créer leur propre monnaie locale numérique, de partager une carte interactive pour découvrir et explorer les commerces et les événements locaux et animer la participation citoyenne, en proposant aux résidents de soumettre des idées, de donner leur avis sur les projets de la ville et de voter sur les décisions importantes. Colu collabore aujourd’hui avec de nombreuses villes à travers le monde : Londres, Liverpool, Boston, etc.
Une fois les projets proposés, comment les faire émerger ? Le rôle des acteurs bancaires, dans l’économie locale, et plus spécifiquement dans l’apport de capital aux projets hyperlocaux, souvent peu dotés, est déterminant. La banque Raiffeisen Région Genève Rhône, établissement bancaire suisse engagé dans le développement local, a lancé une plateforme de crowdfunding dédiée aux projets locaux : Héros Locaux. Cette plateforme offre un soutien aux porteurs de projets non commerciaux suisses (particuliers ou associations) : ils y collectent non seulement les fonds nécessaires à la concrétisation de leurs idées mais peuvent aussi bénéficier de matériel et de bénévoles.
Les villes se caractérisent par une intensité de relations et d’échanges, à l’origine de leur créativité et de leur attractivité. Comme l’expose Sonia Lavandinho dans son dernier ouvrage « La Ville Relationnelle », cette capacité à créer des liens entre habitants et avec la nature est une condition de leur pérennité et doit constituer ainsi un objectif en soi de la fabrique de la ville, au-delà d’une approche uniquement fonctionnelle. Les entreprises ont une place essentielle à prendre dans le développement du maillage diversifié et interconnecté que constitue la communauté urbaine. Or, si celles-ci exploitent les ressources intellectuelles, financières et relationnelles des villes pour se développer, elles peuvent sans doute jouer un rôle plus important pour apporter des solutions de proximité aux besoins des villes, notamment alimentaires et matériels, et au passage se réinventer.
Au travers de la programmation et du choix des locataires, les acteurs de l’aménagement et de l’immobilier sont parties prenantes de cette diversification des villes. En affinant les objectifs de mixité, à partir de données objectives sur la diversité du territoire, ils peuvent privilégier le développement d’activités complémentaires de celles déjà présentes et participer à une ville plus productive. Contribuer au développement d’une ville « durable » nécessite une expertise renouvelée sur le bâti, la mobilité et les flux urbains mais aussi une bonne connaissance de l’économie locale : une évolution profonde des métiers qui a déjà commencé.
Habilement incorporé au modèle d’affaires, l’hyperlocal répond aux enjeux de notre temps : décarbonation, préservation de la biodiversité, raréfaction des ressources, lutte contre la pauvreté et l’exclusion, résilience face aux crises… C'est l'objet d'un ouvrage à paraître, L'entreprise hyperlocale : réinventer les modèles économiques à partir des territoires, coécrit par Boris Chabanel, Arnaud Florentin, Elisabeth Laville et Annabelle Richard (20 oct. Ed Pearson).