Cet article est extrait du Livre des Tendances 2021, 22 secteurs clés décryptés (352 pages).
Quelles problématiques sont questionnées par les artistes que vous programmez ?
Céline Poizat : Ce sont les grandes thématiques sociétales actuelles, le genre, les cultures queer, l'identité avec le mouvement Black Lives Matter...
Comment décoloniser notre rapport à la culture ? Comment diversifier notre regard sur les identités et arrêter de faire des hiérarchies ? En France, commissaires d'exposition et artistes questionnent l'histoire de la guerre d'Algérie. Quelle place fait-on aux descendants d'Afrique du Nord dans notre société ? Quelle histoire commune tissons-nous avec eux ?
Il y a bien sûr aussi la question de la place de la femme... Qu'est-ce que le féminin ? Qu'est-ce que le masculin ? Au-delà du mouvement queer, des artistes « straight » s'intéressent aux identités sexuelles. Du coup, cela donne un rapport au masculin parfois plus sensible et un rapport au féminin moins naturaliste et essentialiste. De même, la question de l'écologie émerge très fortement, avec la remise en question de la société de consommation. La techno critique et la défiance vis-à-vis des nouvelles technologies sont également des sujets abordés par les artistes.
Dans quelle mesure les artistes post-Internet sont-ils plus engagés que ceux d’avant ?

C. P. : Je ne sais pas si l'engagement se réduit aux cultures post-Internet. Les artistes sont plus engagés, car, à titre personnel et professionnel, les sujets qu'ils abordent dans leurs œuvres sont teintés par l'époque. L'époque est à la prise de parole, à la communication, à la revendication, à l'échange... Et, du coup, toutes ces œuvres témoignent de cela.
Parfois, ils ont un message précis à transmettre, comme les artistes qui revendiquent leur appartenance aux communautés queer. Dans leurs œuvres, ils vont parler du genre de façon très affirmée. Toutes ces nouvelles thématiques sont bien présentes dans le champ de la création contemporaine.
Dans la même logique, la façon dont les artistes envisagent leur travail est devenue très pragmatique. Ils vont se poser la question de leur impact, du coût écologique des matériaux qu'ils utilisent... Ils vont parfois explorer de nouvelles façons de produire et de penser, plus interactionnelles et moins matérielles. Tout cela redéfinit ce qu'est une œuvre d'art et ce à quoi elle doit servir. Une prise de conscience très forte a vu le jour. Pour les artistes, et notamment les plus jeunes, il en va de leur responsabilité.
En ouvrant leurs créations à ces sujets sociétaux très saillants, les artistes veulent-ils faire évoluer la société ?

C.P. : J'ai un peu ce sentiment-là. Ce n'est pas toujours totalement organisé et donc pas forcément visible et lisible. Mais lors des mouvements sociaux récents, comme celui pour les retraites, la communauté artistique s'est fédérée comme elle ne l'avait jamais fait auparavant, avec le mouvement Art en grève, notamment...
Pour la première fois, c'était syndical. Beaucoup de jeunes artistes ont témoigné alors de leur engagement, et je ne serais pas étonnée que beaucoup d'entre eux soient impliqués dans des mouvements associatifs. Ça a toujours été plus ou moins le cas, mais là ils sont passés à l'étape supérieure. Aujourd'hui, la résurgence des questions de société fait que les artistes sentent qu'ils ont un rôle à jouer pour faire avancer les choses.
Comment soutenez-vous cette évolution ?
C.P. : Nous travaillons sur de la matière vivante, avec des artistes vivants, et notre rôle est de présenter la création la plus proche de l'instant présent. C'est presque de l'art « ultracontemporain ». Nous avons été parmi les premiers à exposer les communautés créatives LGBT. Il y a d'autres institutions qui commencent à le faire...

Récemment, Sandra Patron a inauguré à Bordeaux une exposition qui s'appelle Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, en référence à Jules Verne, pour poser un regard critique sur les collections constituées par les musées d'art contemporain. Celles-ci sont majoritairement blanches et masculines. Sandra Patron souhaite présenter des collections en regard avec une création qui vient des quatre coins du monde, avec des artistes femmes, avec des identités plus complexes... D’autres lieux, comme le Palais de Tokyo, sont eux aussi sur cette ligne.
Quelles évolutions voyez-vous venir ?
C.P. : Aujourd'hui, nous avons atteint un point de non-retour. Les artistes le sentent de plus en plus. Cet engagement va aller de plus en plus loin, car les institutions commencent à prendre conscience que le public les attend sur leur rôle et leurs responsabilités sociétale et sociale.
Que programment-elles ? Pourquoi ? Comment ? Est-ce écoresponsable ? Est-ce inclusif ? Est-ce discriminant ? Dans quelques années, je pense qu'il y aura une remise en question à tous les niveaux de la culture. Ça se sent déjà dans les profils qui sont recrutés, beaucoup plus diversifiés qu'auparavant. Récemment, la Tate Gallery à Londres a fait de l'urgence climatique la priorité de ses créations. Le mouvement est en marche.
Parcours de Céline Poizat
Détentrice d'un master en économie de l'entreprise et des marchés, obtenu à l'université Paris-Dauphine, et d'un Master's Degree sur le marché de l'art de Panthéon-Sorbonne, elle fut présidente du cabinet Syracuse Conseil, avant de devenir directrice du développement de la Gaîté Lyrique en 2019. Elle est par ailleurs à la tête de NonFiction, une agence de stratégie de développement culturel pour les acteurs de la culture et les entreprises.