Pierre tombale avec lys

Nos cimetières sont-ils l'avenir des politiques urbaines ?

Un dossier parrainé par Nhood
© Ivan Samkov

Le cimetière urbain éveille les passions : en tant qu'îlot de fraîcheur, la « ville des morts » possède de nombreux atouts écologiques, culturels et fonctionnels. Certains hésitent pourtant à s’en saisir.

Les mutations des pratiques relatives à la mort ne cessent de croiser les enjeux à la fois écologiques et numériques, et forment un laboratoire idéal pour concevoir nos transitions culturelles. Et si le cimetière permettait le déploiement d’une nouvelle sociabilité urbaine ?

Ville des vivants, ville des morts : le lien, la trace, l’espace

Dans les sociétés humaines, le corps est au cœur des systèmes de croyances post-mortem : réincarnation, résurrection et immortalité font tous de la gestion du cadavre l’instrument de leur accomplissement, sous peine de rompre l’équilibre des liens entre le monde des vivants et des morts. Loin d’être uniformes, les pratiques autour du cadavre font état d’une infinie variation dans le temps et l’espace, qui oscille cependant entre deux pôles majeurs : sa conservation ou sa disparition ; sa proximité ou sa distance par rapport à l'espace des vivants.

La persistance des morts, entre trace matérielle et symbolique

Du côté des religions monothéistes, la matérialité du cadavre fixé dans l’espace conditionne l’accès à la vie céleste et préserve les vivants des aspects malfaisants des morts. Le philosophe Jacques Derrida insiste d’ailleurs dans sa définition des revenants sur leur nécessaire traçabilité pour le travail de deuil : « [il faut] savoir qui est où, savoir de qui c’est proprement le corps et où il tient en place – car il doit rester à sa place. […] il faut (savoir – s’assurer) que, dans ce qui reste de lui, il y a reste. Qu’il s’y tienne et n’en bouge plus ! » (Derrida, 1993).

D’autres systèmes de croyances exigent au contraire la disparition du cadavre : dans le Tibet traditionnel ou chez les zoroastriens d’Inde et d’Iran, son impureté affecte en effet à la fois le processus de réincarnation et l’équilibre entre monde des vivants et des morts. Malgré l’absence du cadavre, les liens entre morts et vivants sont maintenus à travers les rituels qui entourent sa disparition : donné en offrande aux vautours, le cadavre sert de continuum entre le défunt et le règne du vivant. Si bien que chez les Guayaki du Paraguay, la consommation du cadavre par la collectivité lui octroie sa force vitale. Ainsi, à travers le corps des vivants, sortes de sépultures vivantes, le défunt accède à une double forme d’immortalité : celle de son âme, mais aussi celle de sa trace corporelle, en ce qu’elle participe au cycle du vivant.

Espaces des vivants, espaces des morts : du centre aux marges

Le couple « alternance / disparition » du cadavre pose la question du rapport à l’espace : entre lieux des vivants et des morts. La démarcation est soumise, là encore, à de nombreuses variations culturelles. Chez les Luo du Kenya, les cadavres sont gardés au plus près des vivants, au point où espaces domestique et funéraire se confondent : enterré au sein même des maisonnées, le défunt, omniprésent dans le quotidien luo, préserve ses habitants de la colère des ancêtres et inscrit concrètement la chaîne des générations dans l’espace.

À l’inverse, les anciens Grecs, hantés par la souillure symbolique, rejetaient la mort et ses espaces aux marges des infrastructures urbaines et des lieux sacrés. À Délos, île sacrée d’Apollon, mourir (et naître) fut même interdit dès 426 avant notre ère, au prix d’une gestion de la mort organisée autour du transfert quotidien des agonisants sur l’île voisine de Rhénée. De la même manière, la civilisation romaine séparait radicalement les vivants des morts. D’où l’articulation duale du paysage urbain antique entre la cité urbaine intra-muros et les nécropoles urbaines, ces « villes des morts » de la Rome antique longeant les voies d’accès à la ville.

« J’irai danser sur vos tombes » : le cimetière urbain médiéval, un espace pour la vie sociale

Cette alternance entre proximité et distance, centre et marges, est aussi soumise aux transformations historiques. Ainsi en Occident, l'avènement du christianisme change la donne : entre renouvellement de l’imaginaire post-mortem et essor du culte des reliques, conservées dans des églises intra-muros, les usages funéraires évoluent, à partir du VIIème siècle, vers des inhumations pratiquées ad sanctos, « au plus près du saint ».

De tels usages bouleversent le modèle topographique des espaces funéraires européens qui se déplacent dès lors progressivement des marges périurbaines vers les cœurs de villes, où espaces des morts et des vivants se confondent. En tant qu’espace hybride, le cimetière médiéval cristallise ainsi indistinctement différentes fonctions, rôles et compétences sociales : en accueillant pêle-mêle foires, marchés, bals, débats publics ou délibérations juridiques, mais aussi échoppes et même habitations, le cimetière médiéval sert de prototype au modèle de la ville occidentale, qui va progressivement rationaliser ses espaces à l’époque moderne : avènement des places urbaines et des halles marchandes, spécialisation des quartiers par métier.

Exclure la mort : le cimetière urbain moderne, ou la mort “en trop”

Malgré tout, le cimetière reste un foyer de sociabilité caractéristique des grandes villes européennes, jusqu’à l'accroissement démographique du XVIIIème siècle : les cadavres prolifèrent et s’accumulent sans discontinuer, en particulier lors des nombreuses épidémies. Surtout, l’émergence des valeurs hygiénistes – et d’une intolérance nouvelle aux odeurs – colore les cimetières d’un imaginaire de l’immondice et de la pestilence. Si bien qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle, les cimetières et d’autres générateurs de mauvaises odeurs comme les tanneries, les boucheries et les hôpitaux, sont progressivement déplacés hors des enceintes urbaines européennes. Cet écart géographique entre les vivants, la mort et les morts, symptomatique d’une angoisse nouvelle face à la Mort, souligne aussi l’ascendant de la science et des Lumières sur la pensée catholique. À bien des égards, l'avènement du cimetière moderne périurbain est aussi celui de la rupture, topographique et idéologique, entre les églises et les lieux funéraires.

À la fin du XIXè siècle, l’administration des cimetières est confiée aux communes et soumise à la neutralité des cultes. La séparation des pouvoirs entre les Églises et l’État parachève ce processus de laïcisation en destituant les autorités religieuses du monopole des funérailles au profit d’entreprises de pompes funèbres, en pleine révolution industrielle. Il en résulte au XXème siècle une standardisation des pierres tombales, produites en série, et une rationalisation de l’urbanisme funéraire, sur le modèle des villes nouvelles périurbaines conçues en îlots dévégétalisés. À l’aseptisation et à la monotonie esthétique des cimetières correspondent la dévitalisation des pratiques religieuses traditionnelles et l’engouement pour la crémation. Les cimetières deviennent des lieux de silence et de mémoire collective où les gestes, les paroles et les attitudes sont fixés par les règlements municipaux. Si de telles pratiques font du cimetière un espace de la banalité urbaine, ils en déplacent aussi l’imaginaire du côté de la conservation du patrimoine, voire de la muséification des lieux, comme au Père Lachaise.

À l’ombre des morts : les cimetières urbains, entre traditions et nouveaux usages ?

Récemment, l’adaptation des villes au réchauffement climatique a engendré une nouvelle classification des espaces urbains, classés en fonction du niveau de fraîcheur qu’ils proposent aux habitants échauffés par les canicules. Cette nouvelle cartographie constituée d’ « îlots de fraîcheur » propulse actuellement les cimetières au centre d’enjeux d’aménagements urbains fondamentaux.

Certaines communes françaises transforment leurs espaces funéraires depuis plusieurs décennies, afin de redynamiser la biodiversité urbaine en s’inspirant des recherches paysagères des cimetières-parcs anglo-saxons et germaniques, des cimetières jardins et forestiers des Pays-Bas. Une démarche aujourd’hui imitée par de très nombreuses communes pauvres en îlots de fraîcheur. Cette revitalisation du cimetière passe aussi par une meilleure protection patrimoniale, ainsi qu'un effort d'embellissement avec des commandes publiques passées auprès d’artistes contemporains.

Fort de ces transformations formelles, affublé d’une toute nouvelle fonction sociale, le cimetière pourrait-il devenir le nouvel eldorado des politiques urbaines ? Rien n’est moins sûr tant la fonction symbolique du lieu pèse sur l'avènement de nouvelles pratiques sociales. Mais à bien y regarder, il n’est pas impossible que nous soyons au seuil d’une transformation de nos pratiques funéraires et la baisse de fréquentation des cimetières, loin d’être synonyme du désinvestissement des liens entre les vivants et les morts, traduit en réalité leurs déplacements vers des espaces plus propices à en exprimer l’imaginaire. Entre révolution numérique et virtualité corporelle relative à la crémation et à l’incinération, le domaine funéraire dans son ensemble se dématérialise à travers des cimetières numériques, des épitaphes virtuelles et des QR codes funéraires, tandis que les fictions d’immortalité s’écrivent sur d’autres trames narratives, issues des nouvelles formes de croyances des univers New Age et de l'écospiritualité.

Ainsi, il s’agit moins d’opérer une désacralisation des cimetières que d’en redéfinir les fonctions sociales à l’aune des mutations d’un Sacré éclaté entre les nouvelles formes du Croire 2.0 et la révolution écologique, qui transforment nos pratiques.

Si de telles tendances se confirment, la levée des freins symboliques ouvre le champ des possibles pour réenchanter les cimetières urbains et réinstaurer, plus qu’un espace, un dialogue entre la vie, la mort et le vivant : un écrin de sociabilités inédites, hybrides, adapté aux enjeux des villes du futur.



L'auteure :
Diplômée à l’EHESS en histoire et en anthropologie sociale, Célia Decalonne est membre de Paideia, collectif de chercheurs-consultants qui oeuvre à la diffusion des sciences sociales dans le monde économique comme outil d’aide à la décision et à la transformation des entreprises.