Selon l'OCDE, le PIB mondial pourrait chuter de 4,5 points en 2020. De son côté, la Banque de France anticipait, en juin dernier, une baisse de 8,7 % du produit intérieur brut de la zone euro. À l'origine d'une crise sanitaire d'une ampleur inégalée depuis un siècle, le Covid-19 a fait basculer toutes les économies dans le rouge. Cela n'augure rien de bon si l'on considère que l'impact environnemental des activités humaines est susceptible de favoriser l'apparition de nouvelles pandémies, et que le réchauffement climatique sera, dans les prochaines années, un facteur de déstabilisation majeur.
Régulièrement, le capitalisme est pointé du doigt en tant que responsable de la situation actuelle. Pourtant, c'est plus précisément l'économie de la donnée, grande gagnante de cette crise, qui façonne aujourd'hui les inflexions néolibérales. Au vu de tous ces paramètres, comment reprogrammer le système financier pour le rendre plus solide face à de tels chocs ? La régulation pourrait-elle être une solution ? Quel rôle pourraient jouer les États et les banques dans cette transformation ? Robert Boyer, économiste et artisan de la théorie de la régulation, propose plusieurs pistes pour y parvenir.
La crise économique actuelle est souvent comparée à celle de 1929. Pourtant, les mécanismes ne semblent pas être les mêmes ?
Robert Boyer : En effet. Macroéconomistes et conjoncturistes ont été tellement impressionnés par l’ampleur de la chute de la production observée au second trimestre 2020 qu’ils l'ont comparée à celle de la crise de 1929. Il y a pourtant de profondes différences… La crise de l’entre-deux-guerres marquait l’éclatement d’une bulle spéculative qui dissimulait le déséquilibre structurel entre production de masse et consommation de masse, car l’évolution des salaires n’avait pas suivi la croissance des gains de productivité du travail.
À partir de mars 2020, la surprenante vitesse de diffusion du virus a incité les gouvernements à recourir à une arme très destructrice de richesses et d’emplois, à savoir le confinement. L’irruption d’un évènement inattendu a justifié une stratégie sans précédent d’arrêt de l’économie. C’est donc une décision politique qui génère une chute du produit intérieur brut, car la désorganisation des systèmes productifs et l’attentisme de la consommation rendent impossible la reprise économique.
À ce titre, les injections massives de liquidité ne sont qu'un palliatif par rapport à une victoire sur le virus, condition sine qua none d’un retour à la normale. De fait, ce sont les avancées en matière de vaccin qui rythment les anticipations des investisseurs, des salariés et des consommateurs. Si les crises économiques se succèdent, elles ne sont pas la répétition d’une forme canonique.

Comment pourrait évoluer le capitalisme à la faveur de la pandémie ?
R.B. : Le capitalisme de plateforme, construit sur l’exploitation des données de masse, sort renforcé de la première phase de la crise sanitaire. Télétravail, visioconférence, enseignement à distance, e-commerce, application de l’intelligence artificielle à la logistique et au suivi de la mobilité des individus, voire traçage de ceux qui sont porteurs du virus, sont autant de dispositifs qui ont permis la poursuite d’une activité économique essentielle lors du confinement. Cette forme de capitalisme, loin de se trouver remise en cause, prospère, car elle semble porteuse d’une sortie des difficultés causées par la pandémie grâce à des procédures relativement efficaces.
Par leur traitement de masse des données, les GAFAM jouissent d’un avantage certain vis-à-vis du pouvoir politique. (...) De cette inégalité informationnelle, résulte un basculement du pouvoir entre capitalisme numérique et État-Nation.
Robert Boyer
Pour mieux affronter les crises à venir, les États peuvent-ils réguler le « data capitalisme » pour le mettre au service du bien commun ?
R.B. : En France, si l’État a fait un retour remarqué en tant qu’assureur des risques systémiques et garant de la reprise économique, notamment grâce à des plans de soutien massifs en direction des entreprises, la mise en œuvre d'un tel contrôle se heurte à une difficulté majeure. L’innovation privée s’est concentrée sur le traitement des données de masse, supposé alimenter une économie de la connaissance, vecteur d’un capitalisme parfois qualifié de « cognitif ». Pour leur part, les données collectées par les services de l’État sont bien moins nombreuses et n’ont pas la même fréquence, puisqu’elles portent souvent sur les dépenses publiques et la fiscalité, et non les transactions économiques en temps réel.
De ce fait, les GAFAM jouissent d’un avantage certain vis-à-vis du pouvoir politique. Lors du confinement, Google et Facebook ont pu disposer de données beaucoup plus précises que les services publics. En cela, les GAFAM consolident la temporalité des financiers, inférieure à la microseconde, qui l’emporte sur celle de l’État et des comptes trimestriels ou annuels. De cette inégalité informationnelle, de nature structurelle, résulte un basculement du pouvoir entre capitalisme numérique et État-Nation.
Une telle régulation est donc définitivement impossible ?
R.B. : Dans la logique américaine, les lois antimonopole devraient jouer à l’encontre des GAFAM. Pourtant, les auditions par le Sénat et le Congrès américains des dirigeants de ces firmes n’ont pas débouché sur le démantèlement des monopoles correspondants. En Amérique du Nord, il n’est pas abusif de penser que Wall Street et les GAFAM exercent un pouvoir certain en matière de politique économique.

Cependant, les comparaisons internationales montrent que c’est loin d’être le seul modèle, puisque la Chine donne l’exemple d’une hiérarchie inverse : le parti communiste chinois n’autorise Baidu et Alibaba que si ces entités acceptent de transmettre toutes leurs informations aux responsables politiques. Il s’agit moins de régulation que de contrôle.
Au demeurant, l’Union européenne représente une troisième configuration, avec un corpus de lois protectrices des droits des individus et un contrôle citoyen sur le bien public que sont devenues la collecte et l’utilisation des données de masse. Mais le vieux continent s’est avéré incapable de susciter l’émergence de puissantes compagnies pour lutter à armes égales contre le capitalisme de plateforme américain ou la société de surveillance chinoise. Jusqu’à présent, la volonté européenne de « réguler » ne s’est pas traduite par un retour du contrôle collectif sur l’économie numérique.
Il est cependant urgent de rendre l'économie plus résiliente… Quel rôle pourraient jouer les banques pour y parvenir ?
R.B. : Il faut se souvenir que les politiques inspirées par le néolibéralisme ont organisé la mise en concurrence des entreprises. Dès lors, leur objectif central a été la réduction des coûts afin de satisfaire l’objectif de valeur actionnariale. C’est ainsi qu’ont été promus au titre de coûts cachés la production frugale, le juste-à-temps et la réduction des stocks.
La pandémie montre l’extrême fragilité de telles stratégies : interruption des approvisionnements de producteurs lointains, insuffisance de lits de réanimation et plus encore de personnels spécialisés pour traiter les cas les plus graves… La viabilité à long terme de telles organisations est remise en question de sorte que l’impératif de résilience, face à des aléas récurrents, est appelé à supplanter celui de maximisation des profits.
Les acteurs concernés sont principalement les entreprises productrices de biens essentiels et les pouvoirs publics, qui doivent défendre l’intérêt général en se préparant à répondre à des évènements inédits et majeurs, que le secteur privé ne peut surmonter. Mais ni les banques, ni les marchés financiers ne sont porteurs de cette préoccupation. Ces entités visent le plus souvent à optimiser la rentabilité financière à court terme. Le temps des marchés financiers n’est pas celui de l’économie réelle, encore moins celui de la santé publique. D’un point de vue normatif, il n’est pas interdit de penser que le Covid-19 remet à l’ordre du jour un renforcement de la réglementation de la finance, afin qu’elle contribue à la prospérité et à la résilience des économies.
Il est temps de construire des institutions internationales garantissant les biens publics mondiaux que devraient être la soutenabilité climatique, la santé, les connaissances scientifiques et la stabilité financière.
Robert Boyer
Justement, la finance durable sera bientôt encadrée par des dispositions réglementaires beaucoup plus strictes… Représente-t-elle une solution ?
R.B. : Comme les financiers sont devenus les acteurs dominants de la vie économique, les pouvoirs publics tentent aujourd’hui de les convaincre de participer au bien commun. Cependant, les données statistiques confirment que les investissements continuent à se concentrer sur les secteurs à haute intensité en émission carbone, alors que les subventions pour les énergies alternatives sont encore très modestes. Sans compter l’absence d’autorité administrative indépendante susceptible de garantir que les Green, Blue et Social bonds sont plus que des arguments rhétoriques destinés à de nouveaux épargnants sensibles aux enjeux mondiaux de soutenabilité…
Face au retard pris par rapport à l’Accord de Paris, il faut se demander si une autre route ne devrait pas être privilégiée, à savoir l’édiction de normes plus sévères et la mobilisation de fonds publics organisant efficacement la transition énergétique. Telle est la revendication de la jeune génération au sein du mouvement écologique… Pas plus que Wall Street n’a pour finalité d’enrayer la progression du patrimoine des 1 % plus riches, il est assez illusoire d’anticiper que la finance internationale soit l’acteur clé d’une pleine prise en compte de l’impératif écologique.
À quoi peut-on s'attendre dans un avenir proche ?
R.B. : Les grandes crises se caractérisent par l’affrontement d’idéologies et de stratégies aux antipodes, car le déterminisme de nature économique ou technologique disparaît, étant supplanté par les luttes politiques visant à établir une nouvelle distribution des pouvoirs. Il est dès lors possible d’envisager des scénarios contrastés… Les tenants d’un libéralisme éclairé vont plaider en faveur d’un capitalisme de plateforme transnational porteur d’une nouvelle phase de la mondialisation, alors que d’autres forces politiques vont insister sur le caractère primordial de l’action de l’État, y compris pour promouvoir l'économie de marché.
Pourtant, le réchauffement climatique et les pandémies ne manifestent-ils pas une évidence longtemps repoussée ? Il est temps de construire des institutions internationales garantissant les biens publics mondiaux que devraient être la soutenabilité climatique, la santé, les connaissances scientifiques et la stabilité financière.
Parcours de Robert Boyer :
Polytechnicien, diplômé de Sciences Po et de l'École nationale des ponts et chaussées, directeur de recherche au CNRS et à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Robert Boyer est l'un des principaux artisans de l'école de la régulation, qui stipule que les phénomènes économiques ne peuvent être décryptés qu'en prenant en compte le rôle des institutions et en s'appuyant sur une perspective qui englobe les évènements historiques, les rapports sociaux, les cadres idéologiques et l’action publique.
À lire :
En 2020, Robert Boyer publie Les Capitalismes à l'épreuve de la pandémie aux éditions La Découverte. Dans cet ouvrage, il décrypte les spécificités de la crise économique actuelle, qui ne ressemble à aucune autre.
Cet article est extrait du Livre des Tendances 2021, 22 secteurs clés décryptés (352 pages).
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