Cet article est extrait du Livre des Tendances 2021, 22 secteurs clés décryptés (352 pages).
Comment les normes de la beauté ont-elles évolué sous l'influence des réseaux sociaux ?
Hélène Marquié : En réalité, je ne suis pas certaine que beaucoup de choses aient changé. Il y a un grand nombre de représentations individuelles différentes, mais sans transformation de fond.
Depuis les années 80, les normes sont même restées à peu près les mêmes… Il y a des fluctuations notoires, avec des corps plus ou moins maigres ou plus ou moins enrobés, mais la minceur et la jeunesse font toujours référence. Effacer les rides et maigrir restent les deux leitmotivs de l'achat de cosmétiques. Par ailleurs, revendiquer une différence est devenu une nouvelle norme, et les marques jouent là-dessus.

Les standards semblent pourtant être mis à mal, notamment parce que la beauté devient de plus en plus personnalisée.
H.M. : Sur les réseaux sociaux, les gens n'hésitent plus à montrer leurs imperfections. C'est un fait. Mais il est bien rare de parler d'imperfections pour définir la beauté… Et au final, les instagrameuses restent tributaires de l'appréciation des autres. Est-ce que sortir des normes ne reviendrait pas à ne plus dépendre d'un jugement extérieur ? Certes, s'assumer telle que l'on est marque incontestablement une étape. Il est cependant difficile de dire à quoi elle va aboutir exactement. Pour l'instant, cela se limite à une déclaration d'intention.
Par ailleurs, la personne qui ne rentre pas dans la norme le ressent toujours au quotidien, en subissant le poids des représentations. Il faut noter que certaines femmes jugées trop rondes se déclarent fières de l'être… C'est une démarche courageuse, mais qui ne fait que reprendre les codes en vigueur. Le critère reste le même : il faut séduire.

Effacer les rides et maigrir restent les deux leitmotivs de l'achat de cosmétiques. La minceur et la jeunesse font toujours référence.
Hélène Marquié
Avant, ces femmes auraient eu pour obsession de maigrir… Il y a quand même un progrès ?
H.M. : Sans doute, mais la désirabilité du corps reste la référence, que celui-ci soit mince ou pas. C'est donc la même norme. Les réseaux sociaux ont favorisé l'émergence de nouvelles représentations, tout en réassurant le fait que le regard des autres comptait avant tout. Du coup, ça ne va pas nécessairement dans le bon sens. L'apparence physique reste prise dans le jeu des représentations sociales. Il faut montrer qu'on est beaux et belles, en bonne santé, riches… Cette injonction, qui existe depuis toujours, s'est accélérée avec le numérique.
Instagram est-il aujourd'hui l'acmé de cette injonction ?
H.M. : Complètement. Les gens se montrent aux autres en toutes circonstances, au restaurant, dans le bus… Ils prennent des selfies au musée en tournant le dos aux tableaux. L'important n'est pas d'être allé au musée, mais de montrer qu'on y est allé. Cela influence la façon dont nous nous représentons aux autres.
Les gens existent de plus en plus par l'image qu'ils renvoient. Les normes de la beauté ont historiquement eu pour effet d'imposer des contraintes au corps des femmes. Les réseaux sociaux n'ont rien changé à cela. Ne pas correspondre aux normes établies ne veut pas dire pouvoir s'en passer.
Comment la crise sanitaire, avec le port du masque dans l'espace public, pourrait faire évoluer la représentation de la beauté ?
H.M. : Est-ce que cette obligation de masquer son visage ne serait pas une bonne chose ? Certaines femmes se sont senties soulagées de ne pas être obligées de se maquiller pour aller travailler.
Le masque déplace le poids du regard des autres. Ce n'est pas une contrainte qui relève d'une idéologie sociale. Il s'agit de se préserver et de préserver les autres du virus, c'est donc à la fois neutre et parfaitement accepté. Mais, si la crise durait, le masque pourrait devenir un accessoire de beauté du quotidien. Là encore, la norme évolue sans que son principe ne disparaisse. Il s'agira toujours d'être belle et de séduire.
Parcours d'Hélène Marquié
Normalienne et détentrice d'un doctorat en esthétique, sciences et technologie des arts, elle est maîtresse de conférences et chercheuse au sein du département d'études de genre de l'université Paris 8. Elle est également chargée de mission égalité femmes-hommes pour cette même université. Spécialisée dans l'étude des représentations, elle fait partie des fondatrices du collectif La Meute, une association féministe contre les publicités sexistes.