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Nous ne pourrons plus dire « c'est impossible »

Un dossier parrainé par Biocoop

En tant qu’acteur de la distribution, qu’avez-vous appris de cette crise?

Pierrick De Ronne : Cette crise a amplifié nos points de force et nos points d’amélioration. Nous avons par exemple connu une gestion parfois compliquée des stocks et de l’organisation des flux de marchandises liée au fait que nous sommes loin d’avoir les outils les plus modernes du marché. Mais cette crise a surtout permis d’amplifier nos points de force. Parmi ceux-ci, la force du système coopératif, notamment sur le plan de la production. Dans ce contexte particulier, nous avons amplifié le rythme et la fréquence des discussions avec nos partenaires pour résoudre collectivement et rapidement les problèmes. Nous avons par exemple mis en place tout un système d’écoulement des productions saisonnières de fraises et d’asperges pour minimiser les pertes des producteurs. De la même façon nous nous apprêtons à le faire sur le lait du printemps.

Grâce au modèle coopératif, la réorganisation s’est faite de façon naturelle. Ce modèle de gouvernance a montré ses forces. Avec la présence de notre « collectif paysan » (3200 fermes), nos paysans associés, nos salariés-sociétaires, et des associations de consommateurs présents dans la gouvernance de Biocoop, nous étions au plus proche des problématiques à adresser pour mieux les résoudre collectivement. Avec ce fonctionnement, nous évitons les travers liés aux intérêts divergents pour construire des solutions pérennes. C’est un modèle opposé à celui de la distribution classique qui source ses achats sur des logiques de volume produits avant d’en négocier le prix.

Pensez-vous que cette crise pourrait modifier nos façons de produire et de distribuer, en respectant la planète tout en faisant du profit ?

P.D.R. : Nous vivons une période intéressante dans le sens où l’attention de la société est portée sur des sujets structurants : relocalisation, souveraineté alimentaire, souveraineté sanitaire… Nous avons par exemple toutes et tous été confrontés aux problématiques de souveraineté sanitaire : molécules de médicaments qui se sont retrouvées inaccessibles avec la fermeture des frontières, masques…
Ces enjeux sont également vrais pour la souveraineté alimentaire. Ces sujets sont sur la table, c’est une belle opportunité pour les adresser. Parlons-en tant qu’ils sont encore d’actualité et qu’ils ne sont pas encore atténués par la crise économique qui nous attend. 

Un deuxième point me rend optimiste. Cette période nous montre que les entreprises, et au global toutes les structures qui jouent un rôle politique, ont réussi à agir pour le bien commun. Nous avons été capables d’arrêter partiellement l’économie pour prendre des décisions incroyables. Confiner la moitié de la planète, était tout simplement impensable ! 

Pierrick De Ronne dans l'un de ses magasins Biocoop
©Laura Tangre

Nous avons créé un précédent. Quand viendront les débats sur des questions tels que l’environnement, le climat, l’économie utile, les services publics… nous ne pourrons plus dire « ce n’est pas possible ». Pensons à cette jeunesse qui était dans la rue pour le climat chaque vendredi, nous pouvons être sûrs qu’elle reviendra avec plus de radicalité. Nous ne pourrons plus leur opposer l’incapacité de la société à répondre à leurs demandes et leurs craintes légitimes sur l’avenir de la planète.
De la même façon, le discours politique dominant consistant à dire que les marchés sont “souverains et autonomes”  ou que “le politique ne peut rien face à ce système” qui est “le plus efficace pour régler nos problèmes”… ne tient plus. On le voit concrètement aujourd’hui. 

Parmi les scénarios de reprise, il y a également ceux qui proposent de mettre les préoccupations écologiques et environnementales de côté le temps de relancer l’économie… je pense notamment à ce « moratoire » du MEDEF. Comment faire pour ne pas rétropédaler alors que nous étions déjà en retard face aux enjeux environnementaux ?

P.D.R. : Il faut relativiser le poids du MEDEF, et permettez-moi de douter du grand soutien du monde de l’entreprise à ce réseau. En tant que président de Biocoop, je ne crois pas que ce positionnement soit audible. En revanche, il faut accepter la résistance au changement de ce monde-là. 

“Les entreprises qui mettent la solidarité, le social, la mission vertueuse… au-delà de la mission économique constituent un socle stable sur lequel s’appuyer face à la résistance”

Au lieu de porter son attention sur le MEDEF, il est plus intéressant de regarder du côté des entrepreneurs sociaux avec des organisations comme MOUVES qui regroupe près de 400 000 entreprises. Au global, le monde de l’économie sociale et solidaire pèse autour de 14% du PIB en France.  Nous ne sommes pas sur des mouvements négligeables. Ces entreprises qui mettent la solidarité, le social, la mission vertueuse… au-delà de la mission économique dans leurs statuts, nous prouvent l’efficacité de leurs modèles.  C’est un socle stable sur lequel s’appuyer face à la résistance. 

Il faudra également du courage politique. Les milliers de milliards que les gouvernements vont mettre sur la table au niveau international doivent être mis au service de la transformation de la société, ou en tout cas en faveur de critères qui vont combiner économie, environnement et social. Si cette relance n’est pas conditionnée, nous allons encore perdre 10 ans. Je ne pense pas que nous ayons ce temps… 

Le bras de fer entre ces deux modèles économiques s’est-il intensifié ? Connaîtrons-nous un clivage radical ?

P.D.R. : Je ne pense pas qu’il y aura de nouveaux clivages, tout comme je ne pense pas qu’il y aura un « monde d’après » car nous n’allons pas reprogrammer nos modèles du jour au lendemain. En revanche, nous constatons une accélération de différents phénomènes qui étaient déjà présents avant. Certains les voyaient comme des signaux faibles, pour nous, ils sont forts depuis plusieurs années : circuits courts, commerce équitable, respect des saisons, bio… Les citoyens consommateurs se rendent compte que l’alimentation n’est pas une marchandise comme une autre. On ne peut pas mondialiser l’alimentation au même titre que la sous-traitance informatique, automobile ou industrielle. Tout ce qui est du ressort de la vie au sens noble (alimentation, santé…) doit être protégé et c’est un des sens de l’accélération actuelle.

©Biocoop

Je ne crois donc pas au clivage radical, mais il faudra être vigilant et pointer du doigt les initiatives qui pourraient aller à l’encontre de cette accélération positive. 

Les entreprises doivent être à l’écoute de ces mutations, ces mouvements, ces idées, ne serait-ce que pour attirer des talents. Les nouvelles générations sont attentives à cela. On sait par exemple que de grandes entreprises du CAC40 ont eu énormément de mal à recruter dans les grandes écoles, ne serait-ce que des stagiaires. C’est une preuve concrète que le salaire ne sera pas l’unique critère de choix. Toutes les entreprises qui sont en résistance face à ces sujets, qui ne mettent pas un sens plus important que la seule rémunération des actionnaires auront du mal à exister demain. 

Le modèle coopératif doit-il / pourrait-il s’adapter de façon plus large à d’autres acteurs de la distribution qui ne soient pas uniquement alimentaires ?

P.D.R. : La culture de la coopération, au-delà des statuts, n’est pas la culture majoritaire dans la distribution et dans le commerce en général. Le secteur est habitué aux logiques de concurrence, compétition, part de marché, croissance… il y a donc un véritable changement de modèle à opérer, mais également un changement de mentalité pour réussir cette mutation avec leurs filières respectives. Mais je ne pense pas que cela soit souhaitable dans l’absolu. Il faut de la diversité, de la divergence, différents regards…. Statut ne fait pas vertu !

En revanche, la question centrale dans ce secteur est la distribution de la richesse, de la valeur, mais également du pouvoir donné aux différentes parties prenantes tout au long de la chaîne. Ces sujets concernent l’ensemble des distributeurs, il n’y a pas de raison qu’ils ne s’en emparent pas. Beaucoup d’acteurs de la distribution le font déjà de façon plus ou moins avancée. 

La grande distribution alimentaire s’est impliquée plus fortement dans le local sous la contrainte de la crise, est-ce amené à durer ? 

P.D.R. : La grande distribution est douée pour écouter les consommateurs, c’est ce qui fait sa réussite. Aujourd’hui le consommateur demande ce type d’offres, donc il n’y a aucune raison qu’elle s’en éloigne. Ensuite, chaque enseigne aura un niveau de sincérité différent sur le sujet et une certaine durabilité…

Mais la réflexion à mener est plus large. Il faut penser la relocalisation de l’agriculture dans une vraie démarche économique pérenne. Si cette relocalisation devient partielle et/ou ponctuelle pour faire des « coups », elle n’aura aucun sens. Il faut construire un maillage dans lequel les producteurs doivent être maîtres de leur production, de leur valeur, et en capacité de décider de leurs tarifs. Jusqu’à présent, sur le marché alimentaire, nous avons mis en concurrence l’agriculteur de soja OGM brésilien qui fait de la déforestation avec le petit producteur bio. La valeur a forcément été détruite. 

©Ales Krivec

Comment organise-t-on ces filières locales, régionales, nationales ? Comment la PAC (Politique Agricole Commune) peut accompagner cette transformation et encourager sincèrement ce maillage du territoire en ne se contentant pas d’ajouter « une pointe de vert » dans la politique agricole productiviste ? Ce sont des questions que nous devons nous poser pour mener une vraie relocalisation. Je ne suis pas certain que la grande distribution soit dans cette démarche. 

Mais n’oublions pas que le consommateur est sorti gagnant du modèle de grande distribution. Depuis les années 60, les prix ont fortement baissé, mais avec une déstructuration de nos chaînes de valeur…

On prévoit une baisse significative du pouvoir d’achat au cours des prochains mois. Comment allez-vous intégrer qualité et accessibilité pour faire face à cette situation ?

P.D.R. : Il y a une double réponse pour nous qui était déjà engagée avant. Nous travaillons beaucoup sur cette notion de prix « juste ». Très subjective, certes, mais pour nous, l’important est que le consommateur comprenne pourquoi il paye plus cher. C’est essentiel dans le projet de Biocoop qui a un cahier des charges très exigeant (pas de transport en avion, local, bio, commerce équitable, politique sociale…). Cela se répercute forcément sur les prix avec pour conséquence directe des externalités positives. La filière bio crée par exemple deux fois plus d’emplois que dans l’agriculture conventionnelle. Nous devrions être en capacité de baisser les prix dans les prochaines années, nous travaillons en ce sens. 

Ensuite il y a la question purement sociale pour les personnes qui n’ont pas les moyens. Pour adresser cette réalité, nous travaillons avec les épiceries sociales et solidaires via des programmes d’accès à la bio au niveau national.
Nous défendons un projet agricole basé sur un modèle alimentaire et un modèle de société vertueux, nous ne cherchons donc pas à aller vers du prix bas à tout prix. Ce n’est pas forcément notre rôle, mais c’est très certainement une démarche politique.

Croissance du e-commerce, mécaniques du drive… vous n’êtes pas réputée pour être l’entreprise la plus technologique de la distribution. Quel regard portez-vous sur ces innovations et la digitalisation ?

P.D.R. : L’innovation technologique doit être au service d’un progrès social. Dans la charte Biocoop, les magasins doivent être des lieux d’échanges, de solidarité, de communication entre les acteurs de la consommation responsable mais également des lieux de pédagogie. 

Nous avons donc eu de longs débats internes pour savoir si l’e-commerce, le drive, pouvaient être vecteurs de ce lien. Aujourd’hui nous avons une cinquantaine de magasins ayant adopté ce service digital avec principalement des dispositifs de click & collect. La technologie peut être au service du progrès, mais elle ne doit pas se transformer en une forme d’aliénation. 

Pierrick De Ronne était également l'invité de notre émission "Et Demain Notre ADN". Pour écouter son intervention c'est ici :