2020 fut une année noire pour le luxe. Pour la première fois, une crise a impacté tous les acteurs de la chaîne, petits comme grands, sur l'ensemble des marchés partout dans le monde. Le Covid-19 n'a pas fait de cadeau au secteur. Tirées vers le haut par le marché chinois, les grandes maisons ont vu leur chiffre d'affaires décliner dès le mois de janvier. Alors que l'activité économique de la deuxième puissance mondiale subissait un ralentissement inédit, la restriction des vols internationaux faisait chuter le nombre de touristes asiatiques venant dépenser leurs yuans et leurs yens en France. Les ventes se sont effondrées.
L'annulation des salons et des fashion weeks, le confinement des populations et la fermeture des boutiques en Europe et en Amérique du Nord ont ensuite dramatiquement empiré la situation. Sur le premier semestre 2020, la déconsommation des produits haut de gamme a atteint des records. Kering a subi un retrait de chiffre d'affaires de 43 % et Richemont, de 47 %. Dans le même mouvement, Prada dévissait de 40 %. LVMH annonçait en juin que son bénéfice net avait été divisé par 6, avec des ventes en recul de 38 % depuis mars. Une véritable saignée.
Il aura fallu attendre l'été pour voir les premiers signes d'amélioration. Grâce à l’e-commerce et à la reprise du marché asiatique, LVMH a vendu 52 % de produits en plus entre juillet et fin septembre, avec un chiffre d'affaires de 11,9 milliards d'euros réalisé en trois mois, de même qu’Hermès, avec une hausse de 83 % et 1,8 milliard d'euros engrangés sur la même période. Tous les autres acteurs ont également profité de l'embellie.
Pour autant, le secteur restera dans le rouge en 2020, avec, dans tous les cas de figure, des ventes inférieures à celles de 2019. La baisse devrait se situer entre 20 % et 25 % selon le cabinet Bain & Co.
Mais l'essentiel n'est peut-être pas là. La crise a poussé les marques à sortir de leurs retranchements, à se réinventer et à innover. Si l'avenir reste incertain, celles-ci sont déterminées à sortir la tête haute de cet épisode inédit. Et elles ont pleinement la capacité de le faire.
Résilience
Très peu de temps après l'annonce des mesures de confinement décidées par le gouvernement, les acteurs du luxe sont montés au créneau et se sont mobilisés contre le Covid en mettant leurs moyens logistiques, financiers et humains au service de la société. Dès la mi-mars, LVMH a réorienté ses unités de production pour fabriquer du gel hydroalcoolique en grande quantité à destination des hôpitaux, mobilisant pour cela les équipes des parfums Christian Dior, Guerlain et Givenchy. Louis Vuitton a déployé son savoir-faire textile pour fabriquer des masques non chirurgicaux tandis que Fred imprimait en 3D des visières pour équiper le personnel soignant. Toutes les maisons du groupe sont montées au front.

Même son de cloche chez Kering. Le groupe a fait don de 3 millions de masques, achetés en Chine, aux services de santé français, tandis que les ateliers de fabrication de Balenciaga et d'Yves Saint-Laurent se mettaient en ordre de marche pour produire de nouvelles unités. En Italie, Gucci a fait de même pour équiper les hôpitaux situés en Toscane. Toujours en Italie, Kering a fait un don de 2 millions d'euros pour soutenir les systèmes de santé, rapidement imité par Giorgio Armani, avec une contribution de 1,25 million. Versace a également mis la main au portefeuille pour acheminer du matériel médical depuis la Chine. Et Prada a équipé les hôpitaux milanais en unités de soins intensifs. La mobilisation a été massive et quelque peu inattendue de la part d'un secteur élitiste et peu enclin à faire preuve d'empathie.
En matière d'engagement sociétal, les grands groupes s'étaient jusqu'à présent surtout signalés par leur implication en faveur de l'environnement, en multipliant, ces dernières années, les programmes de compensation carbone et les initiatives RSE, à grands coups d'annonces médiatiques.
Cette solidarité est donc nouvelle. Même si, pour les marques, elle a représenté un moyen de soigner leur image et d'accélérer le retour à la normale, elle témoigne d'une évolution. Le luxe a fait un pas en direction de la société. Aujourd'hui, il souhaite être engagé et proche des consommateurs. Pour autant, le secteur va devoir prendre en compte tout ce que la pandémie a fait bouger.
Nouveaux défis
En 2019, l'étude World Luxury Tracking menée par Ipsos révélait que les acteurs du luxe étaient au croisement de plusieurs enjeux majeurs, dont ceux de la digitalisation des parcours d'achat et de la montée en puissance des consommateurs chinois. Avec la crise, un objectif encore plus immédiat est apparu : faire revenir les clients dans les points de vente. Si en Chine certaines boutiques de luxe ont été prises d'assaut lorsque le pays a été déconfiné, notamment le flagship store Hermès à Guangzhou qui avait réalisé pour 2,7 millions de dollars de vente en une seule journée le 11 avril, les protocoles sanitaires et la peur du virus, toujours présente, n'incitent pas les consommateurs à pousser la porte des enseignes.

Mais la pandémie aura eu pour avantage d'accélérer la transition du secteur vers le numérique. Année après année, la part de l’e-commerce dans les ventes d'articles haut de gamme n'a fait qu'augmenter, boostée par les consommateurs chinois, massivement convertis aux achats numériques. Avec le confinement, les pratiques en ligne ont connu une acculturation extrêmement rapide, y compris chez les clients du luxe. Les marques ont utilisé le numérique pour garder le contact avec leurs clients, quand ceux-ci se tournaient vers l’e-commerce pour continuer à consommer.
Inscrire l’écoute et l’empathie dans la relation avec le consommateur, prendre de ses nouvelles par messagerie, lui proposer un rendez-vous personnalisé... Grâce au numérique, le care gagne en importance.
C'est une nouvelle donne qui va plus loin que les simples ventes dématérialisées. De plus en plus, la relation entre la marque et le consommateur passe par le digital. Pour le luxe, l'objectif aujourd'hui est de capitaliser sur ces nouveaux usages pour revisiter le parcours client en magasin et créer une expérience virus safe. Inscrire l'écoute et l'empathie dans la relation avec le consommateur, prendre régulièrement de ses nouvelles par messagerie, limiter le temps d'attente et réguler les flux dans les points de vente, lui proposer un rendez-vous personnalisé pour découvrir les nouveaux produits, tout l'enjeu est de créer du lien et de rassurer. Le care a gagné en importance.
Cet enjeu est encore un peu plus crucial en Chine. En juin, l'étude An early view of post-COVID-19 discretionary spending in Asia, réalisée par le cabinet McKinsey & Company, révélait que les économies asiatiques ont toutes les chances de revenir à leur point d'équilibre en 2021, quand il faudra très certainement attendre 2022 pour l'Europe. La reprise viendra du marché chinois.
Luxe connecté… et responsable ?
Elle pourrait également venir de la génération Z, c'est-à-dire les clients de moins de 25 ans aujourd’hui, nés après 1996. Dans le secteur du luxe, leur pouvoir d'achat est estimé à 44 milliards de dollars. Ces nouveaux consommateurs, qui ont toujours connu le digital, poussent les nouveaux modes de consommation, aussi bien l’e-commerce que les achats responsables. Ils ont l'œil rivé sur les questions environnementales et éthiques. Pour le luxe, ils sont la clé des profits à venir. Il est donc capital de les séduire.
Moins enclins à posséder un produit qu’à profiter de son usage, Les Z favorisent la diversification des points d'accès au luxe, à travers le marché de l'occasion ou celui de la location.
Moins enclins à posséder un produit qu’à profiter de son usage, ils favorisent la diversification des points d'accès au luxe, à travers le marché de l'occasion ou celui de la location. Sur ce point, Ralph Lauren a pris une longueur d'avance en multipliant les collaborations avec la plateforme de seconde main Depop et en prévoyant une réorientation de son offre en trois parties, avec à la fois du neuf, de l'occasion et de la location. De nouvelles pratiques qui vont dans le sens d'une plus grande responsabilité environnementale, en limitant le nombre de nouveaux produits sur le marché et la pollution qui découle de leur fabrication et de leur transport.
À ce titre, la pandémie semble avoir accéléré le passage au vert du secteur. Les acteurs du luxe se tournent de plus en plus vers des solutions circulaires, comme celles proposées par la startup Authentic Material, qui valorise les déchets de coupe pour créer de nouvelles matières innovantes. En juin, Gucci dévoilait Off the Grid, sa première collection durable, conçue à partir de matériaux recyclés, et lançait Gucci Circular Lines, une entité dédiée à pousser en avant la production circulaire. Pour la marque italienne, c'est le moyen idéal de rassurer ses clients historiques tout en attirant à elle les jeunes consommateurs.

Alors que la crise sanitaire s'installe dans le temps, les projets doivent être authentiques, en adéquation avec les enjeux du moment et alignés avec les prises de parole. Avec l'arrivée d'une crise économique majeure, les grandes maisons doivent plus que jamais démontrer qu'elles peuvent être utiles, et pas uniquement futiles.
Vers un nouveau luxe ?
En fin de compte, c'est un luxe plus authentique qui pourrait faire son apparition, connecté aux générations numériques, résilient et solidaire en cas de crise. Un luxe qui sait désormais descendre les étages de sa tour d’ivoire pour poser un pied dans la société. Un luxe qui a appris à être plus humain et plus responsable. Un luxe qui répond présent face aux épreuves. En fin de compte, un luxe qui a tous les atouts en main pour séduire la génération Z.
À terme, le marché pourrait évoluer autour de deux pôles, avec d'un côté des produits très haut de gamme mais éthiques, et de l'autre des séries accessibles, plus démocratiques, à destination de clients plus jeunes et des classes moyennes, notamment chinoises.
Avec cette reprogrammation, l'industrie donne la preuve de ses capacités d'adaptation hors norme. Ce n'est pas un virus qui pourra tuer le luxe.
Cet article est extrait du Livre des Tendances 2021, 22 secteurs clés décryptés (352 pages).
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