Ben-Mack

Vers un tourisme plus productif, résilient et attractif

Un dossier parrainé par Auvergne-Rhône-Alpes Tourisme
© Ben Mack

Une destination touristique devrait pouvoir vivre et produire… même avec très peu de touristes, test de résilience ultime ! Le point de vue d'Elisabeth Laville et Arnaud Florentin, fondatrice et directeur associé d'Utopies.

On sait que souvent, les crises viennent consacrer des points de bascule imminents… Et c’est sans aucun doute ce qui s’est produit avec la crise du Covid sur le besoin de proximité et d’ancrage local qui était déjà latent depuis quelques années, dans le secteur touristique. Plus qu’une simple question d’authenticité ou d’expériences touristiques locales, la crise a mis en lumière la problématique plus profonde de la résilience économique locale des destinations touristiques. Car les deux dernières années sont venues interroger la capacité des acteurs du secteur à s’adapter face aux aléas (notamment climatiques) qui impacteront demain les destinations touristiques, directement (vague de chaleur, inondations, tempêtes, baisse de la fréquentation, …) ou indirectement (volatilité des prix et pénuries sur les marchés internationaux).

Or l’impératif de résilience locale du tourisme impose au secteur de gagner en agilité tant au niveau de ses débouchés que de ses achats :

Face à la montée du slow travel, d’une mobilité plus contrainte (transport aérien) ou d'une volonté de sortir d'un flux de masse pour préserver les sites touristiques, comment maximiser les retombées économiques pour le territoire de chaque touriste… quand les flux sont à la baisse ?

Face à la forte volatilité économique, comment sécuriser des achats stratégiques (alimentation, équipements hôteliers, …) et ne pas être trop dépendant d’une seule source d’approvisionnement, souvent trop lointaine ?

Les territoires touristiques sont souvent parmi les plus exposés aux aléas climatiques. Ils figurent aussi parmi les territoires les moins diversifiés économiquement.

Les territoires touristiques, qu’il s’agisse des destinations estivales ou tropicales mais aussi des stations de sports d’hiver, sont souvent parmi les plus exposés aux aléas climatiques. Ils figurent aussi parmi les territoires les moins diversifiés économiquement (donc moins agiles face à un choc) et les plus dépendants d’une rente touristique qui capte une grande partie du capital humain et financier. A titre d’exemple, seulement 11% des stations de ski françaises présentent une économie suffisamment diversifiée pour ne pas être trop dépendante des revenus du tourisme de montagne.

©Riccardo Bertolo

Ce manque de diversité productive dans les territoires touristiques a déjà eu, et depuis de longues années, des conséquences économiques et sociales résumées dans le concept de « fuites économiques » . En résumé : les retombées économiques du tourisme sont loin d’être automatiques, car les dépenses effectuées localement par les touristes, qui sont la partie émergée de l’iceberg, ne profitent en réalité que dans une petite proportion à l’économie locale. Comme dans un seau percé, ces revenus qui entrent sur le territoire… en ressortent rapidement avec tous les achats réalisés en dehors du territoire. Ainsi, en France, la part des achats du secteur Hôtellerie-Restauration-Cafés (HORECA) réalisés dans le bassin de vie ne dépasse pas 30%, et tourne généralement autour de 10 à 15%¹. Même à la maille nationale, certains pays dépendant du tourisme présentent des taux d’achats domestiques assez faibles (comme le Bangladesh à 22%, le Sénégal à 26% ou le Maroc à 28%). Autrement dit : la faible diversité des activités productives locales (alimentation, énergie, industrie, …) limite cruellement l’impact positif du tourisme.

Comment accroître la résilience productive des territoires touristiques ?

Tout d’abord, en connectant davantage les producteurs locaux et les sites touristiques. Si le secteur a progressé ces dernières années en plaçant davantage de produits locaux sur la carte des restaurants ou dans les magasins ( « corners » de produits régionaux), des démarches visant à maximiser cet impact peuvent être envisagées : par exemple, avec des plateformes d’achat local dédiée aux acteurs du tourisme (comme Lokarria au Pays Basque)², un soutien actif à l’artisanat local (par exemple avec des chantiers mobilisant des matériaux et des savoir-faire locaux pour le mobilier), des démarches visant à stimuler le « double sourcing » global et local chez les grands acteurs du tourisme (notamment ceux dont les achats sont aujourd’hui peu décentralisés sur les territoires et qui achètent par exemple à l’international des confitures qui pourraient être achetées localement), un engagement des acteurs du négoce alimentaire local ou le lancement d’une démarche de type marché de gros (MIN) local. L’implication des touristes dans la consommation locale (labels et marques locales, utilisation des monnaies locales³, applications digitales valorisant les offres locales, …) de même que les solutions de seconde main par définition locales (activités de réemploi d’équipements, vide-grenier professionnels) peuvent contribuer à renforcer la chaîne d’approvisionnement touristique locale.

Diversifier le tissu productif local ne peut se faire en partant d’une feuille blanche. Il est nécessaire de s’appuyer sur les ressources et savoir-faire locaux.

Au-delà de l’offre existante, diversifier le tissu productif local est une nécessité pour les territoires touristiques. Mais cela ne peut se faire en partant d’une feuille blanche. Il est nécessaire de s’appuyer sur les ressources et savoir-faire locaux. L’exploitation des ressources naturelles, végétales ou marines ( « bio-économie » ) est une source de diversification majeure. Dans les zones fortement touristiques, ces ressources sont souvent exportées de façon brutes et peu transformées localement (produits marins, produits exotiques ou endémiques, plantes médicinales, …). La valorisation des bio-déchets (café, huiles, déchets de cuisine, …), constitue également une source de diversification productive. De même que les patrimoines industriels locaux, montagnards, méditerranéens, insulaires ou ruraux souvent sous-exploités. Par exemple, l’île Maurice (dont 20 à 25% de ses revenus dépendent du tourisme de façon directe et indirecte) produit pourtant de façon significative plus d’une centaine de familles de produits industriels sur lesquels le pays cherche aujourd’hui à prendre appui pour rebondir⁴, sans pour autant se couper du tourisme.

©Fabian Wiktor

Comment les acteurs publics ou privés du tourisme peuvent-ils prendre part à cette diversification ? En travaillant activement avec les développeurs économiques pour attirer des entreprises dont les acteurs du tourisme local ont collectivement besoin, en développant des fonds de diversification pour soutenir les entrepreneurs locaux à se lancer (alimenté par un pourcentage des profits touristiques, des taxes locales spécifiques ou en impliquant les consommateurs avec le système d’arrondi en caisse) ou en intégrant la diversification « amont » dans le modèle économique (comme le traiteur Zingerman’s qui a dans un quartier d’Ann Arbor, dans le Michigan, a depuis 1982 développé un écosystème de 500 emplois avec sa propre ferme et ses propres entreprises – produisant du café, de la boulangerie, de la confiserie, de la fromagerie, et même des services aux entreprises, …). Les acteurs du tourisme peuvent aussi prendre part à de nouvelles formes de gouvernance locale comme les pratiques d’écologie industrielle et territoriale (mutualisation ou substitution des ressources humaines ou matérielles, avec d’autres entreprises locales) ou le développement de « coopératives locales de développement touristique » mêlant attractivité touristique et production locale.

Les complexes touristiques peuvent aussi devenir le lieu d’expérimentation de micro-fabriques, basées sur le recyclage et la valorisation de déchets plastiques ou de matériels techniques

Mais la solution la plus radicale ne serait-elle pas de faire des complexes touristiques de véritables lieux (hubs) de production ? C’est applicable à la production alimentaire, avec des micro-fermes, des toitures végétalisées, des solutions hydroponiques modulaires (en conteneurs), des micro-usines alimentaires ou de boissons⁵, des foodlabs (dont la production serait orientée vers les touristes), des solutions de type pop-up ou encore des micro-solutions de recyclage d’invendus alimentaires. Mais aussi à la production énergétique, avec par exemple des solutions de cogénération biogaz (valorisant les résidus agricoles et déchets alimentaires touristiques) et des énergies marines ou renouvelables (avec des micro-unités de stockage et d’optimisation énergétique situées dans ou à proximité des hôtels). Les complexes touristiques peuvent aussi devenir le lieu d’expérimentation de micro-fabriques comme celles qui se développent dans les villes, par exemple basées sur le recyclage et la valorisation de déchets plastiques ou de matériels techniques (sports outdoor ou de glisse) ou la micro-fabrication locale de souvenirs (artisanat sur site ou impression 3D, speedfactories et personnalisation pour les touristes).

Les différentes périodes de confinement et de fermeture des frontières nous ont rappelé à quel point une destination touristique devait pouvoir vivre et produire… même avec très peu de touristes, test ultime de la résilience. Le tourisme de demain devra être plus productif… ou il risque bien de n’être plus.

¹ % des achats du secteur HORECA qui ne sont pas réalisés sur le territoire, ici le « bassin de vie » (estimations UTOPIES) : 69% à Bayonne, 70% à Annecy, 71% à La Rochelle, 71% à Pointe à Pitre, 73% à Porto-Vecchio, 75% à Nice, 77% dans La Tarentaise, 78% à Royan, 78% à Menton, 80% aux Sables d’Olonne, 83% à Narbonne, 84% à Chamonix-Mont Blanc, 85% à Arles, 85% à Honfleur, 94% à Marie Galante
² https://www.groupe-ha.fr/
³ https://www.euskalmoneta.org/2020/12/03/vacances-en-eusko-un-concept-valide-pour-un-tourisme-different-au-pays-basque/
⁴ Textiles, agro-alimentaire, instruments médicaux, packaging, moniteurs et radars, matériel de transmission, parties de montre, brosses, fertilisants, pigments et couleurs, sprays, savons, matériel nautique, … https://www.mcbgroup.com/en/media/Lokal-Rebound_tcm67-51032.pdf
⁵ https://thegoodlife.thegoodhub.com/2020/07/09/wayout-des-micro-brasseries-pour-sauver-le-monde/

À propos d'UTOPIES
Fondée en 1993 par Elisabeth Laville, UTOPIES est la première agence de conseil indépendante et think tank français sur les stratégies de développement durable. UTOPIES a pour mission d'ouvrir de nouvelles voies en incitant les entreprises à intégrer les enjeux sociaux et environnementaux au cœur de leur mission, de leur stratégie et de leur démarche d'innovation.


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