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Bertrand Réau : « Évitons de stigmatiser le tourisme de masse »

Un dossier parrainé par Auvergne-Rhône-Alpes Tourisme
© Sergio Souza

Pourquoi partir est-il si constitutif de nos normes sociales ? La crise aura-t-elle suffi à ébranler l’imaginaire dominant du voyage ? Celui-ci existe-t-il, seulement ? Entretien avec Bertrand Réau, professeur au Cnam, titulaire de la chaire Tourisme, voyage et loisirs.


Micro-aventure, ultralocal, porosité travail/loisirs… Le tourisme des années 2020 est traversé de tendances émergentes ou accélérées à la faveur de la crise sanitaire. Sont-elles là pour durer ?

Bertrand Réau : Avec cette crise, nous connaissons un moment inédit de recomposition des temps sociaux et des usages de l’espace. Confinements, restrictions de déplacement et d’activités… Les possibles se sont considérablement restreints : les mobilités internationales mais aussi locales, tout comme le champ des activités, culturelles, sportives et ludiques. Différents groupes sociaux ont dû réadapter leur organisation temporelle : temps de travail, avec le télétravail, et temps de loisirs.

C’est pourquoi à l’été 2020 la tendance a été à la relocalisation nationale. Face au risque et aux contraintes qu’il a induites, les gens sont logiquement restés sur le territoire national – dans des circonstances qui demeuraient toutefois exceptionnelles. Rappelons qu’avant la crise, 55 % des Français partaient déjà en France, dans la famille proche, et plutôt à la mer. Parce qu’elle a réduit l'espace des mobilités internationales, la crise a un peu accentué la fréquentation d'autres destinations sur le territoire national, notamment la campagne et la montagne. Pour celles-ci, 2020 a été une saison plus intéressante que 2019.

Quelles tendances demeureront ? Les choses ne sont pas encore assez matures, mais plusieurs pistes se dessinent. D’abord, tout le monde n'est pas affecté de la même manière par la restriction des mobilités internationales. Les catégories sociales supérieures sont celles qui voyagent le plus à l'étranger – et l’écart est important : six fois plus que les ouvriers pour les voyages de loisirs. Rien ne dit que dès que les frontières rouvriront, ces catégories ne repartiront pas loin.

L’inconnue réside surtout dans les conditions de voyage, notamment dans les protocoles progressivement mis en place par les pays : tests PCR à l’aller et au retour, passe vaccinal, etc. Tout cela crée des contraintes organisationnelles et nécessite non seulement des moyens financiers, mais aussi des compétences (de recherche d’information, linguistiques, etc.) qui creusent davantage les inégalités en matière de voyage.

©Cottonbro

Comment transformer une industrie du tourisme qui a crû de façon échevelée, sans malmener des économies qui en sont très dépendantes ? A-t-on des exemples de transition intéressants ?

BR : Les situations sont multiples et complexes. Considérons le tourisme des grandes villes – celui qui a été le plus affecté par la crise, car très dépendant du tourisme international – avec, par exemple, Paris et Barcelone. Les deux sont soumises à de fortes pressions touristiques, avec notamment l’essor des locations de type Airbnb, qui reconfigurent parfois des quartiers entiers. À Barcelone, les populations locales ont manifesté contre cette surfréquentation touristique. À Paris, rien de tel. Pourquoi ?

Il n'y a pas de mauvais tourisme en soi. Tout dépend de l’organisation, de la gestion des flux et de la diversification des possibilités d’accès.

Barcelone a mené une intense politique d’attractivité touristique à la suite des Jeux olympiques de 1992, en ciblant les touristes étrangers, mais aussi en se promouvant comme une ville festive et jeune – avec des pratiques qui ont engendré des nuisances variées. Paris ne s'est pas promu de cette façon-là, mais a travaillé à organiser la gestion de ses flux touristiques.

Donc, l'organisation de la surfréquentation est un premier levier du changement touristique. Il n'y a pas de mauvais tourisme en soi. Tout dépend de l’organisation, de la gestion des flux et de la diversification des possibilités d’accès. On peut aller plus loin, avec une réflexion sur les calendriers scolaires.

Ce qu’il faut éviter, c’est de stigmatiser « le tourisme de masse », qui porte l’expression d'un jugement moral, visant à discréditer des catégories qui se retrouvent à un moment donné au même endroit, parce qu’elles n'ont pas forcément d’autre choix. Le tourisme de demain ne doit pas devenir plus élitiste encore, ne laissant l’accès aux richesses et aux biens culturels mondiaux qu’à une minorité privilégiée. C'est une question de démocratisation de l'accès à la culture.

Pourquoi est-il si important de partir dans nos sociétés modernes ? De quoi le voyage est-il constitutif ?

BR : Connaissez-vous l'origine du mot « tourisme » ? Il vient du « Grand Tour », un tour aristocratique du XVIIe siècle, organisé pour les jeunes nobles britanniques. Ces jeunes hommes étaient envoyés en Europe, accompagnés d’un tuteur, dans un voyage initiatique à travers la France et jusqu'en Italie. Une fois de retour, on considérait leur éducation finalisée, et ils étaient devenus des gentlemen. Ce voyage éducatif concerne d’abord les élites, puis se diffuse en Europe. Le mot « touriste » a été popularisé par Stendhal, dans ses Mémoires d’un touriste.

©Holiday Inn, Allentown, Penn

Avec l'avènement du salariat va émerger un « temps de vacances », non plus seulement pour les classes oisives, mais aussi pour les autres catégories sociales, moyennes puis populaires. Viennent ensuite les congés payés, mais c’est après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950-1960, que se fait l’augmentation quantitative de l’accès aux vacances.

Dans les années 1960-1970, la révolution des transports permet de voyager loin et à moindre coût. C'est une période de développement économique, qui s'accompagne d'une politique très volontariste de l’État pour favoriser le départ en vacances des groupes sociaux – car tous ne sont pas partis en même temps. Les politiques d’aménagement du territoire ont aussi contribué à ce développement.

Les vacances sont une pratique culturelle au sens large du terme.

Le départ devient un marqueur de statut social, mais aussi d'intégration sociale : l'occasion d’affirmer son appartenance à une « société des loisirs », pour citer le sociologue Joffre Dumazedier. Un moment de distinction, de logique de différenciation où, comme l’a montré Bourdieu (ndlr : l'une des figures majeures de la sociologie dans la seconde moitié du XXe siècle en France) pour les goûts et les pratiques culturelles, se joue aussi beaucoup du statut social, de la légitimité culturelle. Les vacances sont une pratique culturelle au sens large du terme.

C'est aussi l'occasion de jouer de nouveaux rôles sociaux. Apprendre à être autrement, valoriser d'autres types de compétences – avec des réussites et des ratés. Souvenez-vous des Bronzés, avec un Jean-Claude Dusse pas du tout adapté au contexte, et d’autres qui sont comme des poissons dans l'eau !

Que réinvestit-on en vacances ? Comment se transforme-t-on ? Tout cela a des fonctions sociales, ce qu’Elias et Dunning appellent « le relâchement contrôlé des contrôles ». Dans nos sociétés marquées par les normes et l’autocontrôle, l’une des fonctions sociales des vacances est de libérer pacifiquement les émotions, en permettant de se défouler au sens noble du terme, dans un cadre normé. C’est aussi le cas du sport ou des loisirs, mais les vacances permettent une intensification, une diversification de ces activités, sur un temps plus long que le loisir quotidien. Cette fonction de soupape est très forte : soupape mentale et psychique, avec un impact essentiel sur la santé, et soupape sociale, en matière de production de lien et d'intégration.

Pensez-vous que la crise que nous avons vécue est suffisamment forte pour ébranler l’imaginaire dominant autour du voyage ? Celui-ci existe-t-il seulement ?

©Simon Berger

BR : Cet imaginaire est essentiellement construit par les médias, par des représentations légitimes de ce que devrait être le voyage. Un jugement de valeur classique réside dans l’opposition entre la figure du voyageur et celle du touriste de masse. Tout cela participe de la logique de différenciation sociale, et, dès lors, il est difficile de parler d'un imaginaire du voyage. Je dirais plutôt que certaines images sont légitimées, certaines formes de voyage considérées comme nobles, et d’autres comme non nobles – ignobles, finalement. Comme le dit Jean-Didier Urbain (ndlr : sociologue et anthropologue), le touriste, c'est l'idiot du voyage. Celui que l'on ne veut pas voir, alors que tout le monde est touriste. Le touriste, c'est toujours l'autre.

Néanmoins, puisqu’on parle des images, la crise a possiblement bouleversé notre perception du risque, notamment sanitaire : auparavant cantonné aux destinations lointaines, avec les maladies tropicales, nous voyons qu’il peut désormais advenir à côté de chez nous. Se protégera-t-on avec une relocalisation à outrance, ou, puisque le risque est partout, voyagera-t-on encore plus ? Une chose est sûre : la réappropriation de nouvelles normes, la perception du risque, la capacité à y résister, sont socialement différenciants.

Travail et télétravail, organisation des loisirs, etc. La transformation du rapport social au temps est clé.

Quels enseignements tirez-vous finalement de la période ?

BR : Ce qui me semble clé, c'est la transformation du rapport social au temps. Travail et télétravail, organisation des loisirs, etc. De nouvelles pratiques, de nouvelles articulations temps de travail/temps libre sont apparues – même si les différences entre professions sont grandes. Ces transformations auront-elles un impact durable sur les pratiques de loisirs, de voyage, et plus globalement sur nos modes de vie ? Gardons-nous de considérations hâtives. Il faudra mesurer et enquêter pour le savoir. Voyez l’accélération des usages du numérique, notamment dans les loisirs : appétence réelle ou pratique par défaut ?

Quand Bourdieu parle d’ « habitus », ce n’est pas pour rien… Nos habitudes, ces « structures structurantes », ne sont pas des dispositions qui se changent en un claquement de doigts. Nous n’allons pas changer radicalement nos comportements, goûts et valeurs, parce qu’on nous a enfermés pendant deux mois – et heureusement, d’ailleurs ! On le voit bien avec les relents de détresse psychologique qui touchent la jeunesse : sans doute trouvent-ils justement racine dans la remise en cause de leurs normes, valeurs et pratiques quotidiennes à laquelle ils ont dû faire face.

Bertrand Réau, Professeur du Cnam, titulaire de la Chaire "Tourisme, voyage, loisirs"

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