Violaine Lepousez est ingénieure. Spécialiste des risques liés aux impacts du changement climatique, elle conseille organisations et collectivités publiques dans la mise en place de stratégie d’adaptation et de résilience. Consultante pour Carbone4, elle a travaillé auparavant auprès des Nations Unies.
Quels sont aujourd’hui les risques émergents qui sont les plus structurants pour nos sociétés ?
VIOLAINE LEPOUSEZ : Nous vivons aujourd’hui dans un monde chaotique, turbulent, de moins en moins prévisible. Alors lorsque l’on parle de risque émergent, on désigne surtout des risques qui n’étaient pas ou mal identifiés auparavant. À mon sens, les risques environnementaux causés par les dérèglements climatiques sont particulièrement saillants à l’heure actuelle : accroissement des incendies, raréfaction des ressources en eau, perte de biodiversité, pollution et risques sanitaires.
Les assureurs identifient également un deuxième type de risque majeur : le risque de cybersécurité avec la multiplication des cyberattaques causant des dommages très importants pour des entreprises comme pour des États. Enfin, le Global Risks Report du World Economic Forum citent d’autres types de risques, moins structurants mais tout aussi alarmants : la récession économique, ou encore le protectionnisme.
Le risque environnemental n’est-il pas le risque majeur, celui à partir duquel tous les autres découlent en cascade ?
V. L. : Effectivement, les risques environnementaux sont particulièrement saillants, parce qu’il s’agit de phénomènes qui modifient en profondeur les flux physiques sur lesquels nos sociétés ont été bâties. Je fais référence ici aux ressources physiques comme l’eau, l’énergie ou encore les matières premières y compris les terres rares. On pourra toujours inventer de nouveaux modèles économiques ou restructurer les flux immatériels comme nos moyens de communication ; en revanche, lorsque l’on modifie des flux physiques, c’est plus difficilement réversible.
L’équation du risque aujourd’hui est la suivante. Un risque est la combinaison d’un aléa, c’est-à-dire une perturbation, par exemple une vague soudaine de chaleur ; d’une exposition, c’est-à-dire le fait de se trouver, ou non, dans une zone concernée ; et d’une vulnérabilité, c’est-à-dire le degré de sensibilité à l’aléa. Si je me trouve dans une zone urbaine, frappée par une vague de chaleur extrême et que j’emploie beaucoup de travailleurs et travailleuses en extérieur, alors je suis très vulnérable au risque. Or nous avons le sentiment chez Carbone 4 que ce risque environnemental est particulièrement mal compris et mal intégré dans les entreprises.
Quelle est la spécificité de ce risque environnemental ?
V. L. : Lorsque l’on parle de l’impact des dérèglements climatiques, on devrait en parler au pluriel car il y a des impacts, et ceux-ci entrainent une cascade d’effets collatéraux et de nouveaux risques potentiels. C’est la nature imprévisible de ces effets domino/boule de neige qui caractérise les systèmes complexes comme le climat et son évolution. Nous disposons aujourd’hui d’une quantité considérable de données qui caractérisent l’aléa climatique (les données du GIEC, de Météo France, les différents rapports scientifiques ou encore les modèles d’analyse des assureurs). L’enjeu n’est donc pas du côté de la donnée climatique, mais bien de la compréhension de nos vulnérabilités face à ces modifications du climat, qui sont multiples, transversales et très différentes en fonction des contextes. Il faut rappeler que le risque environnemental est global mais il s’exprime avec une intensité différente en fonction des contextes.

Pouvez-vous dresser un panorama de ces vulnérabilités potentielles, par exemple dans le cas d’une entreprise ou d’un système industriel ?
V. L. : En matière de dérèglements climatiques, on parle en général des risques de transition, qui sont liés à la nécessité de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Cette transition vers un monde bas carbone induit des pressions à la fois technologiques et règlementaires sur les activités économiques, mais aussi sur nos modes de vie.
Ensuite, il y a les risques physiques que j’évoquais précédemment : les canicules, sécheresses, inondations qui proviennent d’un changement physique de notre environnement. Ces risques physiques ont des traductions multiples en termes d’impact. Pour une entreprise il y a déjà les dommages directs sur les bâtiments et les sites industriels. Les événements climatiques extrêmes peuvent mettre en péril les filières d’approvisionnement, les flux logistiques ou l’accès aux marchés. En 2011, des inondations très violentes en Thaïlande ont touché une zone industrielle majeure de fabrication de composants électroniques. Cet incident, qui a paralysé les capacités de production de plusieurs fournisseurs et détruit une partie de la zone industrielle, a eu des conséquences directes sur les industries automobiles, informatiques et agroalimentaires, bien au-delà des frontières du pays. Avec la paralysie de ces fournisseurs, ce sont des industries globales qui vacillaient.
Ce contexte génère d’autres types de risques. Il se traduit notamment en risque financier, avec des investisseurs qui s’inquiètent pour la stabilité économique de l’entreprise, et vont parfois jusqu’à retirer leurs investissements. C’est ce qu’il se passe aujourd’hui dans le secteur pétrolier. Ce contexte de pression croissante sur l’entreprise induit des risques de réputation. À l’été 2019, la compagnie d’électricité PG&E a été accusée de négligence sur la maintenance de ses infrastructures et reconnue responsable des incendies qui ont ravagé la Californie. Cette entreprise a dû se déclarer en faillite car elle était incapable de faire face aux demandes de remboursement.
Les exemples comme ceux-là se multiplient, les rapports scientifiques s’accumulent et pourtant rien ne bouge. Pire, les gouvernements, comme les grands capitaines d’industrie, semblent ne pas prendre la mesure de la gravité des risques environnementaux et de leurs chaînes d’impacts.

Comment expliquez-vous ce décalage ?
V. L. : Il s’explique en grande partie par le fait que les modèles économiques qui influencent les décisions politiques sont construits sur une hypothèse qui est fausse : les ressources naturelles seraient inépuisables ! Cette hypothèse, qui ne prend pas en considération la finitude des ressources et l’impact de l’augmentation des émissions carbone, postule qu’il est possible de décorréler croissance économique et exploitation des ressources naturelles. Or, l’une s’arrime nécessairement à l’autre. Les grands modèles économiques actuels font fi des lois de la physique et ne prennent pas en compte les disparités d’accès à l’eau, à l’énergie ou au foncier. Cela confine presque à la schizophrénie. Alors même que les grands rapports, comme le Global Risks Report qui est présenté chaque année au forum de Davos, identifient depuis cinq ans le risque de non-adaptation aux dérèglements climatiques.
J’ai été très surprise de découvrir également que les modèles de prédiction des sinistres utilisés par les assureurs n’incluent pas systématiquement les dérèglements climatiques ! Là aussi, le problème de départ est mal décrit.

« Les modèles économiques qui influencent les décisions politiques sont construits sur une hypothèse qui est fausse : les ressources naturelles seraient inépuisables ! »
Violaine Lepousez - Carbone4
Comment faire évoluer les décisionnaires, hommes, femmes politiques comme chefs, cheffes d’entreprises, dans le sens d’une meilleure prise en considération de ce risque systémique ?
V. L. : Il me semble que l’une des choses qui fait défaut aujourd’hui, c’est une vision stratégique de long terme, qui se traduise en actions concrètes sur le terrain. Une réflexion stratégique qui fait de la place à une vision prospective et à des scénarios de résilience. Jean-Marc Jancovici, qui est de plus en plus médiatisé sur ces questions et donne de nombreuses conférences, constate qu’aujourd’hui, ce qui fait défaut aux chefs et cheffes d’entreprise, c’est une compréhension fine de ces enjeux complexes. Lorsque l’on ne comprend pas bien un sujet, on ne peut pas prendre les bonnes décisions. Il faudrait imposer des formations sur les enjeux climatiques à tous les dirigeants et dirigeantes. Ils doivent comprendre que ce n’est pas un facteur externe qui va modifier à la marge leur résultat opérationnel, mais bien un enjeu systémique à même de menacer leur industrie dans son existence même.
Le climat de 2050 est déjà embarqué, et le changement s’accélère ; les impacts que nous percevons aujourd’hui sont encore minimes, mais irréversibles, et nous n’en sommes qu’au début. S’y intéresser n’est pas un aveu de faiblesse mais bien une preuve de lucidité, et il est encore temps de changer pour assurer la pérennité de son activité. Par ailleurs, il faut se rappeler qu’il coûte moins cher de mettre en place des solutions aujourd’hui, que de faire face aux dommages demain. Les investissements d’aujourd’hui ne donneront des résultats que dans dix ou quinze ans peut-être, mais une fois ce jour venu, on se félicitera de l’avoir fait.

La décision de réintroduire un commissariat général au plan va dans le sens de la réflexion sur les enjeux stratégiques de long terme. Qu’en pensez-vous ?
V. L. : Il s’agit en effet d’une bonne décision mais encore faut-il qu’il soit écouté. France Stratégie est une institution qui dépend de Matignon et qui produit des études d’excellente qualité depuis des années. Malheureusement, leurs préconisations peinent à être intégrées aux prises de décision.
Quel conseil donneriez-vous aux entreprises désireuses de mieux anticiper et intégrer les risques environnementaux ?
V. L. : Je leur conseillerais d’adopter une vision systémique qui modélise toutes les interdépendances entre les différents secteurs, les différentes composantes d'une entreprise, et notamment ses liens avec son territoire. Une entreprise dépend de ressources physiques et d’un écosystème : qualité des transports, qualité du service de santé, approvisionnement en électricité et en eau sont des variables incontournables. C’est en identifiant correctement les points les plus critiques que l’on pourra mettre en place des stratégies préventives ou palliatives efficaces. La notion clé pour envisager la résilience, c’est de comprendre celle d’interdépendance.
La pandémie a mis en évidence un certain nombre de lacunes dans la couverture des risques émergents, de la part de certains assureurs. Comment mieux prendre en compte ces risques à l’avenir ?
V. L. : Le système assurantiel n’est pas homogène, notamment sur la question climatique. Certains acteurs projettent l’augmentation des sinistres du fait des dérèglements climatiques, quand d’autres ont des positions beaucoup plus nuancées. Pourtant ils ont accès à toutes les données pour comprendre ce facteur de vulnérabilité.
Il me semble que les assureurs devraient clarifier leur rôle. Peut-être en faisant évoluer leur manière d’envisager l’équation de la couverture d’assurance. Pourquoi ne pas davantage mettre en avant la capacité de résilience, l’agilité de chaque assuré. Cela pourrait être mis en avant dans la prime d’assurance.
Quel est le devenir du principe de mutualisation du risque sur lequel repose le système assurantiel ?
V. L. : Ce que je constate, c’est l’exclusion de certains secteurs de la couverture assurantielle de base, du fait des dérèglements climatiques. Par exemple, depuis Irma et la série d’ouragans aux Antilles, il est devenu difficile d’assurer un complexe hôtelier. Mais le système français fait encore partie des exceptions puisque c’est l’État qui abonde à la Caisse centrale de réassurance, qui est l’assureur des assurances. In fine, c’est l’État qui est amené à couvrir l’augmentation des aléas climatiques et des sinistres en France. Donc selon moi, le devenir du principe de mutualisation du risque est avant tout un choix politique de société. C’est un choix politique très fort de solidarité à l’échelle du pays.
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