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Investir dans la confiance : l’atout majeur des banques face aux ruptures technologiques

Un dossier parrainé par BNP Paribas
© Sarah Pflug

Depuis plusieurs décennies maintenant, les grandes banques françaises se sont financiarisées. L’expression renvoie à deux phénomènes : l’explosion, en leur sein, d’activités réalisées directement sur les marchés financiers et leur exposition aux aléas de ces mêmes marchés.

En France, l’année 2008 a levé le voile sur cette double évolution. D’abord à travers l’Affaire Kerviel, qui a appris à de nombreux clients de la Société Générale que le cœur de l’activité de leur banque n’était plus la gestion des dépôts ou le prêt mais bien le trading financier. Ensuite, à travers la crise financière, qui, la même année, a conduit l’État à octroyer des prêts de plus d’un milliard de dollars aux cinq plus grandes banques françaises pour assurer leur sauvetage. Accords de Bâle III, projet d’un Glass-Steagel Act à la française, les efforts de régulation, plus ou moins aboutis, ont été nombreux pour conjurer les risques induits par ces nouvelles pratiques.

Mais pour les banques, le cœur de l’enjeu est ailleurs. En-deçà de leur exposition au marché, en-deçà du montant de leurs capitaux propres, leur solidité repose sur un principe : la confiance. Avant tout, l’institution sociale que sont les banques repose sur la confiance des déposants, et c’est cette confiance qui a été atteinte par ces nouvelles pratiques. Confiance que les banques françaises avaient pourtant mis longtemps à construire, et qui demeure leur meilleur atout pour affronter les défis de l’heure.

La confiance au cœur de la démocratisation bancaire française

La bancarisation de la société française commence réellement dans la seconde moitié du XIXe siècle¹. Jusque-là, les banques ne s’adressent qu’à la grande bourgeoisie d’affaires et aux patrons de l’industrie commerciale, principalement pour des opérations de crédit. Les premières banques de dépôts apparaissent à la fin du XIXe siècle, à l’image du Crédit Lyonnais, créé en 1863.

La confiance est dès le départ au cœur de leur stratégie : dans une société où la thésaurisation est largement dominante, les banques de dépôt inscrivent leur pérennité dans l’espace en construisant des bâtiments à l’architecture monumentale, destinés à rassurer leurs futurs clients et à les convaincre de la sécurité de leurs coffres.

©Ferran Fusalba

Dès lors, la banque comme institution et les banquiers comme interlocuteurs de confiance jouent un rôle spécifique en France dans le contexte d’affirmation de la démocratie républicaine, dès la fin du XIXe siècle. Au même titre que le prêtre dans une société où le catholicisme reste important, ou que le professeur lorsque l’école devient une pièce maîtresse du système républicain, le banquier est investi d’une fonction morale auprès des citoyens français, l’épargne étant élevée au rang de vertu civique par la IIIe République.

Les banques françaises se développent rapidement par la suite, passant de 26 guichets en 1878 à près de 400 en 1914, et de 15 000 déposants à 700 000 sur la même période. Toutefois, les classes populaires sont encore exclues de ce mouvement de bancarisation. C’est après la Seconde Guerre mondiale et surtout avec les réformes Debré de 1966-1967, conçues pour accroître les investissements bancaires dans l’économie, que les dépôts bancaires se généralisent.

Les banques multiplient les services à la clientèle pour attirer à elles des déposants de plus en plus nombreux : le taux de ménages possédant un compte en banque passe de 18% en 1966 à 62% en 1972, continuant ensuite sa progression pour atteindre 99% dans les années 2000, et, au niveau individuel, 87% des personnes de plus de 15 ans. Ces chiffres font de la France un pays très fortement bancarisé : le taux d’individus de plus de 15 ans possédant un compte en banque était dans les années 2000 de 92% en Allemagne, mais de 71% en moyenne dans l’Union Européenne, de 62% en Italie, 50% en Espagne ou encore 75% aux États-Unis.

La confiance dans les institutions bancaires et leur fonction sociale et morale reste ainsi très forte jusque dans les années 1980, avec un investissement familial, sociologique et identitaire très important dans sa banque qui garantit la fidélité de la clientèle.

À partir des années 1980 cependant, les banques amorcent un tournant commercial qui induit la nécessité de rentabiliser les comptes, transformant ainsi radicalement la relation à la clientèle, qui tend à devenir purement commerciale. L’attachement familial à des banques qui semblent être devenues interchangeables perd de son importance, et un phénomène de multibancarisation voit le jour². Ce passage au second plan de la relation client se transforme en véritable crise de confiance avec la crise de 2008, qui ternit durablement la réputation des banques auprès de l’opinion, alors même que de nouveaux défis technologiques s’apprêtent à bouleverser l’industrie bancaire.

Avec 99% des ménages possédant un compte en banque dans les années 2000, la France est un pays très fortement bancarisé

La digitalisation renforce le besoin d’un lien de confiance

Si l’industrie bancaire a déjà su, par le passé, faire face à des ruptures technologiques importantes, comme l’arrivée des distributeurs automatiques de billets ou le paiement électronique, les défis actuels liés à la digitalisation sont d’une toute autre ampleur.

Le développement tous azimuts des Fintechs depuis la fin des années 2000, ces start-ups créatrices d’innovations numériques dans les services financiers, touche presque tous les secteurs d’activités des banques traditionnelles, au point que certains ont pu annoncer leur obsolescence à court ou moyen terme.

Transmissions d’informations de manière sécurisée et décentralisée par le biais de blockchains, récoltes d’informations individuelles décuplées via les Big Data, amélioration de l’évaluation des risques de crédit par l’intelligence artificielle, automatisation des process par des algorithmes, digitalisation des modes de paiement, toutes ces innovations bousculent les banques traditionnelles en faisant émerger de nouveaux acteurs et en modifiant les pratiques et les attentes de leurs clients.

Les banques traditionnelles ont néanmoins su réagir rapidement à l’évolution de leur secteur d’activités. D’une part, par une politique d’investissements en R&D et par la coopération ou le rachat de nombreuses Fintech, qui leur a permis de rattraper leur retard technologique.

©Ana Campo de Frias

D’autre part, en misant de nouveau sur ce qui fait leur avantage comparatif par rapport aux start-ups dématérialisées de la Fintech : la relation client et le conseil bancaire. Comme le suggère l’économiste et directeur de la BRED Banque populaire Olivier Klein, pour comprendre l’évolution du secteur bancaire, il faut distinguer entre deux demandes de banques bien distinctes : d’une part la banque transactionnelle, celle qui gère les transactions courantes du quotidien et opère sur le temps court, et d’autre part la banque relationnelle, celle qui gère les projets de vie sur le temps long³.

Tandis que la digitalisation a fait baisser le besoin de réseau d’agences physiques et de guichetiers de la banque transactionnelle, le besoin d’un conseil humain et d’une relation personnalisée a lui augmenté. En entraînant une montée en gamme du métier bancaire avec des recrutements de personnels de plus en plus diplômés⁴, les ruptures technologiques ont ainsi eu pour effet paradoxal de recentrer le métier des banques traditionnelles sur ce qui fait leur principale valeur ajoutée par rapport aux nouveaux entrants : la relation de confiance qu’elles tissent sur le long terme avec leurs clients.

Cette capacité des banques traditionnelles à résister à de nouveaux acteurs est encore plus flagrante en France. Le secteur bancaire français présente en effet des singularités étonnantes, qui sont pour partie liées à la relation particulière des banques françaises à leurs clients⁵. D’une part, le nombre de guichet n’a baissé que de 8% depuis la crise de 2008, contre 30% en moyenne dans la zone euro, et jusqu’à 60% aux Pays-Bas.

D’autre part, le nombre d’emplois dans le secteur bancaire y est resté stable, tandis que sur la même période il baissait de 15% en moyenne en zone euro, et de 40% aux Pays-Bas. Seuls 6% des Français ont choisi de n’avoir un compte que dans une banque en ligne, et les investissements français dans les Fintechs sont bien moins élevés qu’ailleurs. Les Français semblent ainsi particulièrement désireux de conserver la dimension matérielle et humaine de leur relation bancaire.

Les ruptures technologiques ont eu pour effet paradoxal de recentrer le métier des banques traditionnelles sur leur principale valeur ajoutée par rapport aux nouveaux entrants : la relation de confiance qu’elles tissent avec leurs clients

Entretenir la confiance pour survivre et se développer

La confiance sera également un élément décisif dans l’autre défi technologique et concurrentiel qui attend les banques dans les années à venir, la logique de plateformisation.

Celle-ci s’est fortement développée dans d’autres secteurs en provoquant des bouleversements considérables et a d’ores et déjà touché le milieu bancaire en Chine et aux États-Unis. Portée par les acteurs de la « Bigtech » comme les GAFA, ou les BATX du côté chinois, qui disposent d’une masse considérable d’informations et sont porteuses des logiques monopolistiques propres au numérique, la plateformisation est un phénomène bien différent des innovations protéiformes mais localisées des start-ups de la Fintech.

Le marché dit « biface » de la plateforme consiste à mettre en relation d’un côté les consommateurs qui accèdent par ce seul biais à de multiples services, et de l’autre les prestataires de services, qui payent pour avoir accès à la plateforme. Si le nombre de consommateurs qui transitent par les plateformes devient important, comme c’est le cas pour les GAFA, il devient très intéressant pour les prestataires, sinon même vital, d’avoir accès à cette masse de clients potentiels qu’ils ne pourraient jamais conquérir par eux-mêmes.

©Christiann Koepke

En situation de monopole, la plateforme dissocie ainsi les deux faces du marché pour maximiser son profit. Surtout du côté des prestataire de services, l’accès est réservé aux plus offrants, ce qui force les banques à se spécialiser dans leurs services les plus compétitifs. Apple a ainsi lancé à l’été 2019 aux Etats-Unis sa carte de crédit, l’Apple Card, en s’associant à Goldman Sachs et Mastercard, qui ont fourni respectivement la carte de crédit et le réseau mondial de paiement. Plus récemment, Google s’est associé au micro-établissement de crédit Citigroup pour proposer des comptes courants aux particuliers.

La plateformisation, portée par les GAFA ou les BATX, est un phénomène bien différent des innovations protéiformes mais localisées des start-ups de la Fintech.

Or, cette dynamique sera sur le long terme particulièrement défavorable aux banques traditionnelles, qui voient leur offre de services dématérialisée et fragmentée, et qui surtout perdent dans ces conditions la maîtrise de la relation client. Si un tel contexte de plateformisation des services financiers devaient se généraliser, les banques, comme les acteurs traditionnels d’autres secteurs déjà en proie à la plateformisation, n’auront que deux choix : coopérer avec les plateformes, en devenant ainsi des prestataires de services et en perdant leur avantage comparatif de relation directe avec le client, ou devenir elles-mêmes des plateformes multi-services, option que certaines banques européennes ont commencé à mettre en place.

La toute récente annonce du projet interbancaire européen (EPI) soutenu par la BCE et la Commission Européenne et mené en commun par vingt banques européennes (dont toutes les grandes banques françaises), pourrait toutefois rebattre les cartes. En créant un standard européen de paiement multi-usages sans passer par les prestataires américains Visa ou Mastercard, les banques européennes cherchent à riposter sur plusieurs fronts : reprendre la main sur certaines parties de leur chaîne de valeur laissées aux Fintech, contrer, en s’associant, la logique de plateformisation qui les placerait dans une concurrence acharnée les unes contre les autres, et garantir une souveraineté européenne dans le secteur bancaire.

Pour tenir tête, sur leur marché, à ces acteurs décidés à les remplacer ou à les dominer, les banques disposent néanmoins d’un capital à réinvestir : la confiance. Confiance inspirée dans la relation client, qui demeure le meilleur moyen de résister à la plateformisation qui vient. Dans ce domaine, une politique de sécurisation des données alliée à un conseil humain et personnalisé peut être le socle sur lequel tout reste à inventer.

Mais au-delà de l’accompagnement, la confiance que la banque peut inspirer réside dans sa capacité à accorder ses pratiques à l’état des attentes que la société exprime. En se rapprochant de la logique financière de l’intérêt de court terme, les banques ont négligé leur raison d’être : inspirer la confiance à des déposants par leur capacité à accorder leur propre confiance à des projets qui expriment, d’abord et avant tout, l’idéal d’une société. Cet idéal fut agricole, mutualiste ou industriel et donna son nom à de grandes banques.

Sur le même modèle, l’investissement dans les projets sociaux et écologiques ne saurait être qu’un simple supplément d’âme. Au contraire, ils sont le meilleur moyen pour les banques d’aujourd’hui d’être à nouveau fidèles à leur vocation et de ne plus brûler sur l’autel de la profitabilité immédiate leur propre intérêt de long terme.

A propos de Païdeia

Païdeia est un collectif de chercheurs-consultants qui œuvre à la diffusion des sciences humaines et sociales dans le monde économique comme outil d’aide à la décision et à la transformation des entreprises.
https://paideiaconseil.fr/

¹ Voir Damien de Blic et Jeanne Lazarus, Sociologie de l’argent, 2007.

² Voir l’interview de Yamina Tadjeddine sur France Culture

³ Olivier Klein, Stratégies de la banque de détail face à la révolution technologique, Revue d'économie financière, 135, 2019/3, p. 193-206.

⁴ Entendez-vous l'Eco sur France Culture

⁵ Laurent Clerc, Arthur Moraglia, Sylvain Peyron, Les néobanques vont-elles bouleverser leur secteur d’activité ? , Revue d'économie financière, 135, 2019/3, p. 165-180.