À travers des pratiques comme la randonnée, le trekking ou la simple balade, la marche est dans l’air du temps. Toutes les marches ? Non. Contrairement à d’autres mobilités douces, la déambulation urbaine, celle du quotidien, convoque toujours l’imaginaire de la vulnérabilité, du banal et de la misère ; loin de l’univers mental qu’invoque la marche de l’échappée champêtre et de la flânerie, de la mythologie du randonneur héroïque et solitaire et de sa recherche existentielle du beau et du temps perdu. Entre mauvaise élève et fille prodigue des mobilités, la marche semble ainsi polarisée entre ville et nature alors même que de plus en plus d'urbains cherchent à se la réapproprier.
Comment, dès lors, réenchanter la marche en ville ? Et si l'engouement pour la marche de loisir permettait aussi de renouveler nos perceptions de la marche urbaine, en l’appréhendant comme une technique du corps et une pratique sociale ? La marche urbaine n'est-elle pas aussi l’occasion de transformer notre regard sur la ville pour mieux la réinventer ? Et si on bouleversait les codes de la marche en ville ?
La marche entre technique du corps et pratique sociale
Marcher est un mécanisme biologique, inscrit dans l’évolution naturelle du nourrisson. Mais la marche résulte aussi d’un processus d’apprentissage, défini par un environnement et qui passe par une éducation propre à une culture donnée. Pour le sociologue Marcel Mauss, la marche est même un « fait social total », dans la mesure où elle condense de multiples facteurs sociaux qui varient d’une société à l'autre. Ainsi en Nouvelle-Zélande, les femmes maories apprennent à leurs filles à se déplacer au rythme d'un déhanchement extrêmement précis tandis qu’en France c'est le maintien et la droiture du corps en mouvement qui a longtemps fait l'objet de l'attention éducative des classes bourgeoises et aristocratiques : les jeunes filles, affublées d'une pile de livres posée au sommet du crâne ont pendant des siècles fait l’apprentissage codifié d’une manière de marcher, garant symbolique de leur rang social.
Bien plus qu’un déterminisme biologique, la marche est une technique du corps par laquelle s’incorpore un capital culturel auquel on souhaite adhérer, mais qui peut aussi faire l’objet de subversion.
Ces techniques, qui modèlent physiquement et socialement les corps font aussi l'objet d’appropriations culturelles à des fins de distinction sociale : du Maroc colonial à la Chine contemporaine, l’apprentissage de cette marche « à la française », parmi d’autres techniques de bonnes manières, a fait recette auprès des élites dont les imaginaires sociaux se nourrissent de représentations relatives au corps par lesquelles elles font la démonstration de leur supériorité. Mais la norme de la bonne marche ne se diffuse pas toujours d’une culture à l’autre. Dans les années 70, les techniques de déambulations des défilés de mode ont fait l’objet d'une appropriation originale à travers l’essor du voguing : ce déhanchement du corps, entre la marche et la danse, qui a émergé dans les clubs new-yorkais gays et transgenres afro-américains, consistait à surjouer les démarches sophistiquées des mannequins. Ici l’appropriation et le détournement d’une technique du corps visent, pour des groupes qui en sont socialement éloignés, à parodier les codes de l’univers de la mode et, partant, de l'élite blanche et américaine de l'époque. Ainsi bien plus qu’un déterminisme biologique, la marche est surtout une technique du corps par laquelle s’incorpore un capital culturel auquel on souhaite adhérer mais qui peut aussi faire l’objet de subversion.

Mais la fonction sociale de la marche ne se limite pas au partage d’une technique du corps. La marche est aussi une pratique sociale. La promenade parisienne du dimanche aux Tuileries, en vogue à la fin du XIXe siècle, était ainsi un équivalent des salons mondains où se réunissaient les élites à des fins ostentatoires et de distinction sociologique. Cette dimension sociale de la marche n'est pas pour autant l'apanage des élites : les classes populaires européennes, les minorités ethniques ont aussi investi la marche d'une fonction socioculturelle à travers la pratique de la manifestation de rue qui en cristallise les dimensions civique et politique. Mentionnons enfin la dimension religieuse de la marche : des chemins de pèlerinages chrétiens multiséculaires jusqu'aux déambulations de masses à la Mecque, la mise en marche du corps apparaît aussi comme une voie d’accès individuelle et collective avec le divin. Ainsi, bien plus complexe qu’elle n’y paraît, la marche est essentielle à la fabrication du lien social, dans toutes ses dimensions.
De la marche à l’errance : le maître, l’esclave et le vagabond
La marche reçoit en revanche une connotation plutôt négative lorsqu’elle est appréhendée en tant que moyen de locomotion. Historiquement synonyme de lenteur, voire de souffrance – une souffrance parfois recherchée comme dans les pèlerinages chrétiens - la marche a très vite été pensée comme une contrainte à résoudre sur le plan de la mobilité humaine. Dès lors, de la domestication du cheval jusqu’à l'invention de la roue puis de la voiture, l'introduction de modalités de déplacement concurrentielles à la marche va faire de la question de la mobilité un véritable enjeu de pouvoir dans lequel l’acte de marcher semble perpétuellement synonyme de faiblesse.
Les modalités culturelles de la marche sont au cœur d'une lutte entre domination et vulnérabilité.
Ainsi, le cheval et l’attelage restent globalement, jusqu'à la révolution industrielle, des privilèges de classe auxquels les classes populaires ont moins accès en dehors d’un usage agraire. Les stratégies de distinction de ces dernières s’opèrent alors via la possession de chaussures qui leur permet de se différencier des marginaux qui marchaient pieds nus ; d’où le caractère péjoratif de l’expression « va-nu-pieds » pour qualifier le vagabond. D’autres marginalités sont signalées par l’absence, ou plutôt l’interdiction du port de chaussures : l’histoire de l’esclavage et celle de la carceralité sont traversées par l’obligation de marcher sans chaussure, signe d’une déshumanisation. De la même manière, les femmes accusées de sorcellerie étaient contraintes de marcher pieds nus afin de neutraliser leurs supposés pouvoirs. Autant d’exemples qui démontrent à quel point les modalités culturelles de la marche sont au cœur d'une lutte entre domination et vulnérabilité.
La révolution industrielle et le pas de côté de la marche
À partir de la révolution industrielle, la motorisation transforme l’univers du transport : les mobilités dites passives se généralisent tandis que la pratique de la marche glisse du côté du sport et du loisir à travers la naissance de la randonnée et des GR au début du XXe siècle. La marche comme moyen de locomotion du quotidien se marginalise jusqu’à devenir le signe de l’anti-modernité ; alors même qu’elle n’a pourtant jamais cessé au niveau mondial et assurait encore 60% des déplacements à la fin du XXe siècle.

La connexion imaginaire entre marche à pied et non-possession de voiture se noue lors des Trente Glorieuses et s’installe jusqu’aux années 2000. Cette représentation s'accroît à mesure que les infrastructures urbaines se développent autour de la motorisation. Mais, parallèlement, la marche à l’extérieur de la ville fait l’objet d’un véritable engouement en Occident, autour du marché de la randonnée et du trekking. Entre les deux, demeure la marche urbaine, en pleine errance idéologique, vide de tout imaginaire positif dans la mesure où elle renvoie à un univers spatialement aménagé pour la motorisation ; alors même que l’amélioration des conditions de la marche en ville est de plus en plus souhaitée par les habitants des grandes villes pour lesquels elle évoque un mode de vie qui voudrait se rapprocher de celui d’une « vie de village ».
Accompagner le nouvel imaginaire de la marche urbaine
Les opérateurs de transport ayant compris l'impératif de dépasser la seule logique d’optimisation des temps de parcours pour des publics urbains qui priorisent de plus en plus leur confort, des initiatives nouvelles se mettent actuellement en place. Pourtant, de la limitation de vitesse jusqu’au trottoir suspendu, ces avancées ne font que contourner le problème du rapport de force entre le piéton et la motorisation.
Les applications de géolocalisation dédiées aux mobilités urbaines proposent déjà la marche comme mode de déplacement - seule ou accouplée à d’autres modes de transports publics - mais sans jamais prendre en compte la spécificité de cette mobilité.
L’accompagnement de la tendance à la marche urbaine ne peut en effet se concevoir selon des objectifs de mobilité dépassés comme celui de la seule optimisation des temps de trajets pédestres. Or, c’est encore majoritairement le cas : les applications de géolocalisation dédiées aux mobilités urbaines proposent déjà la marche comme mode de déplacement - seule ou accouplée à d’autres modes de transports publics - mais sans jamais prendre en compte la spécificité de cette mobilité. Les éléments qui sont susceptibles de faire d’un trajet de marche urbaine une expérience délétère (vulnérabilité du piéton face aux voitures, aménagements urbains inadaptés, quartiers à éviter, etc.) ou, au contraire, bénéfique (largeur de la chaussée, points d’intérêts remarquables, etc.) sont négligés.
Ici, les marges de progression sont immenses et les opérateurs de mobilité seraient avisés de se saisir du désir – inédit dans son ampleur – que manifestent les urbains vis-à-vis de la marche en ville. Il y a là tout un imaginaire dont il faut aider le déploiement pour faire de cette mobilité douce une expérience sensorielle et esthétique à part entière, loin de l’inutilité ou de la dangerosité auxquelles le passé l’a associé.
Une application optimisée en vue de la marche urbaine, attentive à ses dimensions physiologiques et émotives plus qu’aux temps de trajet, pourrait singulièrement inciter les urbains à marcher « mieux », conformément à leurs attentes. Qu’il s’agisse d’une flânerie temporellement élastique ou d’un temps de trajet qui serait modulée par l’expérience philosophique ou culturelle que l’usager chercherait à en tirer, une telle application pourrait inciter les urbains à délaisser les trajets balisés par des infrastructures faites pour les voitures, à découvrir les chemins de traverses inexplorés par les applications actuelles et ainsi se réapproprier les centres urbains à travers des pérégrinations poétiques ou historiques thématisées et documentées. La perspective semble d’autant plus réalisable que la ville offre aussi quotidiennement des micros expériences d’errance et convoque, elle aussi, des imaginaires du temps et de l’espace perdu. Au début du siècle dernier, le sociologue Georg Simmel écrivait que l'homme urbain est « un vagabond en puissance ». Figure autrefois négative, le vagabond a connu une réhabilitation poétique à travers une mythologie de la randonnée et de l’errance existentielle qui peut désormais s’étendre jusqu’aux territoires de la ville. Les champs d’inspiration ne manquent pas tant la marche est un objet aux multiples dimensions : de la littérature à la philosophie, le mouvement du corps en marche ne cesse d’accompagner celui de la pensée et de l’imagination.