La dépendance aux carburants fossiles est non seulement un désastre écologique, mais aussi une source croissante de précarité et d’inégalités. C’est en substance le message de la seconde édition du Baromètre des Mobilités du quotidien, mené par la Fondation pour la Nature et l’Homme et Wimoov. Tandis que les conséquences de la guerre en Ukraine pèsent lourdement sur les budgets, deux ans après une crise sanitaire historique, et alors que la crise climatique s’aggrave chaque jour, nous faisons le point avec Marie Chéron, responsable mobilités de la FNH.
Votre baromètre des mobilités fait état de 13,3 millions de Français en proie à la précarité mobilité. De quoi parle-t-on ici ?
Marie Chéron : La précarité mobilité, telle que nous la mesurons, recouvre différentes facettes : des situations d'insécurité mobilité ou des situations de non-équipement. Dans les situations d'insécurité, on retrouve la précarité carburant, la vulnérabilité liée à la distance et la dépendance accrue à la voiture.
Les « précaires carburants » ont de bas revenus et des factures de carburant élevées, auxquels viennent s’ajouter les restrictions – quand on renonce à se déplacer parce que c’est trop cher, trop loin, trop compliqué. Les « vulnérables mobilité » ont de longues distances à parcourir, parce qu’ils ont dû aller habiter plus loin, du fait de la pression foncière. Cela pouvait marcher un temps, quand l’essence n’était pas chère, mais aujourd’hui, avec l’augmentation des prix, ces gens sont dans une situation de vulnérabilité nouvelle.
Enfin, un troisième groupe, des personnes qui ont des distances importantes à réaliser et n'ont d'autre choix que la voiture. Ces trois types de situations représentent 9 millions de personnes en France… tout ceci dans un contexte d’inflation, de réduction progressive de la capacité à circuler des véhicules thermiques, etc.
Le non-équipement mobilité touche 4 millions de personnes, qui passent totalement sous les radars des politiques publiques pour leurs déplacements du quotidien.

La surprise du baromètre, c’est le non-équipement qui touche 4 millions de personnes : quand on interroge les gens sur leur équipement de mobilité (voiture, vélo, trottinette, abonnement de transports en commun, etc.), 10% des répondants ne cochent aucune case. Des étudiants, des personnes sans enfants, des personnes qui gagnent moins de 1.000 / 1500 euros par mois. Des catégories qui passent totalement sous les radars des politiques publiques pour leurs déplacements du quotidien.
Les crises à répétition – sanitaire, sociale, géopolitique, etc. – rebattent-elles les cartes de la nécessaire transformation des mobilités ?
M. C. : La transformation est une nécessité pour lutter contre le changement climatique. La question est comment y aller, et embarquer tout le monde. Parler de la précarité mobilité sert aussi à cela : 13 millions de personnes concernées, ce n’est plus une question à la marge, mais bel et bien un problème de société. Le signe que nous arrivons aux limites d’un modèle qui a privilégié pendant des décennies le tout routier. De politiques publiques qui se sont concentrées sur les lignes les plus rentables, quitte à oublier un certain nombre de territoires, sans prendre en compte les besoins réels des populations.
Nous ne résoudrons pas cette crise sans en prendre le contre-pied complet. Il faut changer de logiciel. Considérer que la voiture n'est plus le seul vecteur de liberté dans la mobilité. Et pour que les gens s’en émancipent, il va falloir leur redonner du choix. Faire en sorte que la mobilité ne pèse plus sur les budgets, avec cette menace permanente indexée sur le prix du carburant. L’automobile pour tous, partout et tout le temps, longtemps vendue comme l’idéal de la mobilité, s’est aujourd’hui largement retournée contre la population.
Et cet imaginaire-là, la voiture comme vecteur de liberté, a-t-il tendance à évoluer ?
M. C. : Il demeure très ancré. Dans notre enquête, un quart des Français déclarent avoir fait évoluer leurs pratiques de mobilité depuis deux ans. Le premier motif est économique, le deuxième est le confort – ceux qui ont pris le vélo en villes, ceux qui se sont détournés des transports collectifs pour les transports individuels. L’écologie n’arrive qu’en troisième position. Et qui sont ces 25% qui ont changé de pratiques ? Des CSP+ et ceux qui habitent des endroits où des accès aux services de mobilité existent… Tandis que les trois quarts restants n’ont pas changé de pratiques souvent par manque de choix.
L'impact des déplacements sur le climat est désormais reconnu par la très grande majorité de la population. Parmi eux, certains jugent qu’il est encore possible d’agir. D’autres pensent que nous avons trop tardé ; et ceux-là sont souvent issus des catégories défavorisées et les plus dépendantes à la voiture. À force d’inaction politique, nous avons alimenté le statu quo. Ces populations se retrouvent coincées.
À force de privilégier les beaux trains qui relient à toute vitesse Paris aux grandes métropoles, on a créé du vide et privilégié une classe sociale.
Que faire alors ?
M. C. : Nous devons sortir des caricatures, sortir de la politique des petits pas et développer massivement les alternatives. Il ne s’agit pas de mettre des vélos partout. Mais que dans chaque village, l’on ait des trottoirs dignes de ce nom. Toutes les routes devraient être doublées d'itinéraires cyclables. Quand les plans vélo ont été initiés, personne n’y croyait. Et aujourd’hui, les gens y vont – surtout si les pistes sont sécurisées, si des services sont mis en place, etc.

Quant aux transports en commun, qui a profité ces dernières années des politiques d'investissements ferroviaires en France ? Les lignes à grande vitesse, et donc les CSP+. Tandis que le redéploiement des petites lignes patine, parce qu’elles ne sont pas considérées rentables. Ce sont pourtant celles qui bénéficient le plus aux mobilités du quotidien. Il faut sortir de la politique de l’offre. À force de privilégier les beaux trains qui relient à toute vitesse Paris aux grandes métropoles, on a créé du vide et privilégié une classe sociale. Les politiques publiques doivent repartir du besoin des gens.
C’est la même chose pour la voiture : la voiture est une liberté peut-être, encore faut-il pouvoir se la payer, permis compris. On nous dit que le passage à l’électrique coûte cher, mais le prix de la voiture a été multiplié par deux ou trois depuis 15 ans. Les voitures sont plus grosses et équipées, les matières premières augmentent, la filière est mondialisée, etc. Le problème n’est pas le passage à l’électrique, ce sont les politiques industrielles de grands groupes déconnectées de la réalité des besoins de la population.
Maintenant, il faut agir. Déployer massivement des solutions, redonner de la capacité aux gens. Penser le dernier kilomètre, notamment dans le rural et le périurbain.
Que va apporter la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM) ?
M. C. : Elle n’est pas parfaite, mais pose enfin les bases d’une gouvernance mobilité sur tout le territoire, partagée au niveau régional entre parties prenantes. Avec des objectifs de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, de réduction de la pollution de l'air, de lutte contre l'étalement urbain, d’inclusivité.
Maintenant, il faut agir. Déployer massivement des solutions, redonner de la capacité aux gens. Revoir les schémas d'organisation des transports en commun, et les services qui vont avec. Penser le dernier kilomètre, notamment dans le périurbain et le rural : marcher ou faire du vélo de manière sécurisée, avoir une aire de covoiturage dans chaque commune, développer le partage de voitures, etc.
Sortir du tout-voiture demande aussi de limiter l’étalement urbain, d’arrêter d’inciter les gens à habiter loin, et recréer de la proximité. Tout cela ne se fera pas en quelques mois. C’est pourquoi nous militons pour des mesures d’urgence ciblées sur les ménages les plus précaires.
Que peut-on attendre des technologies et de l’innovation ?
M. C. : C’est une partie de la solution. Grâce aux technologies, l’électrique va se massifier. Aujourd’hui, les innovations se concentrent surtout dans l’organisation économique – solutions de partages, nouvelles formes de business. Je pense aussi à l’économie circulaire, recyclage, réutilisation, rétrofit… Le champ de l’innovation y est immense. La difficulté consiste à mieux intégrer ces innovations dans le compte à rebours climatique, et dans une société dont les attentes sont fortes. Je vous parlais de ces déplacements auxquels on renonce : parmi ceux-là, beaucoup de jeunes, coincés dans le périurbain, qui renoncent à des activités de loisirs, faute de moyens. On crée déjà de la frustration.

Quand il y a six ans, nous défendions le vélo et ses bénéfices, on nous prenait pour des beatniks ressuscités, on nous disait que ça ne marcherait jamais.
Quels sont les pays inspirants en matière de mobilités ?
M. C. : Les pays du Nord sont le modèle inspirant sur le vélo : les réseaux cyclables y sont quatre fois plus denses qu’en France. En transports collectifs, l’Allemagne a un système de transport ferroviaire bien plus maillé que le nôtre, puisqu'ils n'ont pas abandonné les lignes intermédiaires. L’Allemagne et l’Italie se distinguent d’ailleurs par des niveaux d’investissements sur le ferroviaire pour les dix années à venir – deux à trois fois supérieurs aux nôtres. Et pourtant, nous avons tout pour faire de même : la SNCF, la capacité à fabriquer les rames et à créer de l’emploi… Avec de la volonté politique et économique, le rail peut être un vrai secteur d’innovation.
Je pense aussi à Madrid, où l’on a commencé par mettre en place des lignes de cars express de tout le territoire urbain vers la ville. Ensuite seulement, ils ont contraint la voiture avec des voies réservées, du stationnement payant, etc. Et ça marche. Déployons d’abord les solutions.
Quel est le rôle des ONG dans ce travail sur la décarbonation des mobilités ?
M. C. : En quelques années, nous sommes montés en compétence et avons fait avancer les sujets. Par rapport au secteur de l’énergie, peu de personnes travaillaient à ces questions dans les ONG. Et les politiques publiques étaient très faibles, alors même que le secteur des transports est le seul dont les émissions continuent de croître.
Nous avons réussi à faire passer un certain nombre d’objectifs dans la LOM, notamment sur la lutte contre l’étalement urbain. Quand il y a six ans, nous défendions le vélo et ses bénéfices, on nous prenait pour des beatniks ressuscités, on nous disait que ça ne marcherait jamais, que les gens n’avaient pas envie de pédaler. Or, là où les plans vélos sont mis en place, c’est un succès. Mais nous devons continuer à alerter. C’est le but du baromètre. Comprendre, décrypter, convaincre avec des arguments d’une grande rationalité.

Responsable Mobilité FNH