Comment le groupe L’Oréal traverse-t-il la période ? Nous gardons tous en mémoire ces outils de production qu’on réoriente au service de la solidarité nationale pour produire du gel hydroalcoolique, mais comment met-on en place une action coordonnée pour un groupe de votre ampleur, et pour une crise de cette ampleur ?
Hervé Navellou : Je veux d’abord avoir un mot pour nos équipes : elles ont été extraordinaires d’engagement. Je reste impressionné par l’agilité avec laquelle elles ont su, et notre structure aussi, s’adapter contre vents et marées. Parce que nous sommes un groupe concentré stratégiquement mais très décentralisé opérationnellement, les décisions importantes ont été prises rapidement. Chaque pays a pu disposer d’une grande latitude pour s’adapter aux contraintes auxquelles nous faisions face localement, mais aussi et surtout bénéficier de l’expérience de certains pays comme la Chine qui avaient affronté la crise quelques mois ou semaines auparavant.
Et puis il y avait cette conscience de la responsabilité qui nous incombait en tant que grand groupe, leader sur son marché, solide en termes d’assise économique et stratégique. C’est pour cela que nous avons très vite décidé de jouer la solidarité en ne faisant pas appel au chômage partiel proposé par l’État, et en aidant notre écosystème : gel des créances de nos fournisseurs afin de les aider à passer le cap, ou encore accompagnement des coiffeurs lors de la reprise avec les bons protocoles sanitaires.
Autre exemple concret : dès le début du confinement, le groupe a annoncé la production de Gel Hydroalcoolique, en utilisant nos usines et notre savoir-faire ; jusqu’alors, nous n’en fabriquions pas. En quelques jours, nous avons pu identifier les bénéficiaires et mettre sur pied la formulation, la production, l’acheminement et la livraison de 2 millions d’unités de GHA à destination des soignants, du personnel en EPHAD, des associations ou des travailleurs de la grande distribution.

Le premier programme de développement durable de L’Oréal, « Sharing Beauty with All », date de 2013 : quel bilan en tirez-vous, sur les actions menées et les résultats atteints ? Quelles sont les réalisations qui vous semblent les plus marquantes ?
H. N. : « Sharing Beauty with All » a été clé. Ce programme s’inscrivait lui-même dans une longue tradition chez L’Oréal, qui vise à transformer notre organisation pour la rendre plus respectueuse de l'environnement, de la société et lui permettre de contribuer positivement.
Dès 1979, nous avions déjà commencé à travailler sur la peau reconstruite pour remplacer et arrêter les tests sur les animaux. Un laboratoire de recherche sur l'environnement a été créé en 1995. En 2002, nous avons été l'une des premières entreprises à réaliser des audits sociaux sur nos fournisseurs. En 2007, nous avons créé la Fondation L'Oréal… En 2009, alors que ce n’était pas encore prioritaire pour de nombreux secteurs, nous nous sommes engagés à réduire l'empreinte environnementale (émissions de carbone, eau et déchets) de nos usines et centres de distribution de 50% avant 2015 (vs 2005).
Et en 2013, nous avons décidé de faire du développement durable l'un des principaux piliers stratégiques du groupe, autour de ce programme intitulé « Sharing Beauty with All » . Il fixait des objectifs ambitieux à atteindre d'ici à la fin 2020 pour toutes les zones d'impact de L'Oréal : de la conception des produits à leur distribution, en passant par le processus de production ou l'approvisionnement en ingrédients.

Ces objectifs ne sont pas sortis du chapeau : ils ont été le résultat d'un processus de co-création avec diverses parties prenantes internes et externes ; au total plus de 750 organisations dans le monde entier.
Certains objectifs ont été atteints, voire dépassés : je pense par exemple à la réduction de 78% de nos émissions carbone¹, alors que nous nous étions fixés 60% comme objectif. Cela nous a permis de développer une vraie culture, une dynamique interne qui nous a rendus plus intelligents, plus experts, plus conscients. Nous sommes assez convaincus que la méthode est la bonne. C’est en engageant toute l’entreprise sur des objectifs ambitieux que nous avançons, et que nous faisons aussi avancer l’ensemble de notre écosystème : notre structure et nos salariés bien sûr, mais aussi nos fournisseurs, nos concurrents, et jusqu’à nos consommateurs !
Et comme prévu en 2013, nous avons lancé en 2020 – date d’échéance du précédent programme – la nouvelle phase de notre cheminement vers le développement durable, « L'Oréal pour le Futur » fixant à nouveau les objectifs ambitieux pour les 10 ans qui viennent.
Certains objectifs ont été atteints, voire dépassés : je pense par exemple à la réduction de 78% de nos émissions carbone¹, alors que nous nous étions fixés 60% comme objectif.
Comment qualifierez-vous aujourd’hui l’état d’esprit de l’entreprise sur ces questions, et plus généralement, la transformation accomplie pour intégrer ces préoccupations durables et inclusives au cœur de votre modèle ?
H. N. : En tant qu’entreprise, donc en tant que « collectif » humain, nous avons tous conscience de la responsabilité qui est la nôtre – et ceci, à tous les niveaux de notre structure. C’est un vrai sujet qui mobilise tous les salariés, toutes générations confondues et tous métiers confondus.
Je suis très confiant parce que L’Oréal dispose d’atouts très forts pour embrasser de façon très experte, sérieuse et efficace beaucoup des sujets qui nous préoccupent. Pas tous peut-être, mais la plupart d’entre eux.
L’ambition enfin, est cruciale dans la façon dont nous appréhendons ces sujets : c’est ainsi que nous embarquerons toutes nos parties prenantes et ferons bouger les lignes. Nous n’avons pas d’autres choix que de répondre collectivement aux défis qui nous font face.
L’Oréal pour le Futur pose la nouvelle feuille de route du groupe, en matière de responsabilité sociale et environnementale, à horizon 2030 : pouvez-vous nous en dévoiler la vision globale et les grands axes ?

H. N. : Nous entrons dans une nouvelle phase de notre engagement sur le développement durable : nous voulons capitaliser sur nos réalisations antérieures, et non plus seulement réduire notre impact. Le principe est de veiller à ce que nos activités soient respectueuses des « limites planétaires » c’est-à-dire ce que la planète peut supporter, conformément à ce que nous dit la science environnementale.
Ce nouveau programme définit une série d’objectifs chiffrés sur l’ensemble de nos activités, calculés selon l’approche Science Based Targets, pour inscrire nos activités dans le scénario d’un réchauffement climatique limité à +1,5 degré. Nos objectifs portent sur le climat, les ressources, l’eau, la biodiversité et associent notre écosystème à notre transformation.
Nous entrons dans une nouvelle phase de notre engagement sur le développement durable : le principe est de veiller à ce que nos activités soient respectueuses des « limites planétaires ».
Cette nouvelle ambition pour 2030, c’est le fruit du travail de sept groupes d'experts internes depuis avril 2019, coordonnant des études indépendantes et collaborant avec des partenaires extérieurs et la société civile. Il en résulte une stratégie assortie d'objectifs mesurables et de délais très clairs, pour la réduction des impacts. C’est cette feuille de route consultable en détail, qui guidera notre transformation interne et notre contribution aux besoins sociaux et environnementaux urgents.
Nous espérons être un catalyseur du changement dans le secteur de la beauté et même et au-delà. Nous souhaitons inspirer nos consommateurs, et plus largement inviter chacune et chacun à agir avec nous.
Quel rôle jouent les collaborateurs dans la construction, puis la mise en œuvre de ce plan ? Comment embarque-t-on ces objectifs dans les missions de chacun, au jour le jour ?
H. N. : Les collaborateurs sont le premier maillon de notre démarche. C’est un enseignement fort, issu de nos précédents programmes et initiatives en la matière : rien ne se fait sans leur assentiment, leur enthousiasme et leur énergie. Ils sont moteurs, voire accélérateurs dans nos changements de pratiques. Autant que le sont nos consommateurs, à travers leurs attentes et leurs exigences.
C’est pour cela que d’un point de vue communication interne et externe, j’avoue être assez fier de deux éléments-clés de notre stratégie. D’abord, la formation interne des collaborateurs à notre programme et à la façon dont celui-ci transformera les métiers et pratiques. Pour la première fois, nous n’utiliserons pas nos canaux habituels de formation : ce sont 25 collaborateurs « Ambassadeurs » qui auront la charge de former les 3 000 autres collaborateurs de la filiale France. Ils sont volontaires et convaincus, ils ont levé la main pour avoir ce rôle.

Ensuite, la campagne corporate que nous avons diffusée entre août et octobre dans les médias nationaux, régionaux et sur les réseaux sociaux sur le programme. Elle met en avant les collaborateurs parmi les plus impliqués dans les groupes de travail. Ils ont choisi de prêter leur visage aux engagements pris par l’entreprise, illustrant de la sorte l’impact de ces derniers sur leurs propres métiers. Une telle campagne est une première pour notre groupe, et la France est d’ailleurs pays pilote. Elle sera déclinée et adaptée dans nos autres filiales dans les prochains mois.
Comment impliquez-vous les parties prenantes de votre écosystème dans cette stratégie ? Fournisseurs, consommateurs, etc. ?
H. N. : Nous avons la conviction qu’il est de notre responsabilité d’inclure nos consommateurs, nos fournisseurs et les communautés avec lesquelles nous travaillons pour arriver à un cercle vertueux de transformation. Ce sujet constitue d’ailleurs l’un des 5 piliers de notre programme « L’Oréal pour le Futur », sous le chapitre « Associer notre écosystème économique à notre transformation ». Et nous nous sommes fixés des objectifs spécifiques à cet égard, avec 2 grands axes.
Le premier consiste à bâtir une société plus inclusive à tous égards : d’abord en travaillant avec nos partenaires économiques pour les aider à améliorer leurs performances en matière de développement durable, et à faire en sorte que leurs politiques soient aussi exigeantes que celles de L’Oréal.
Ensuite, en utilisant la force de nos marques pour agir, influencer et sensibiliser. Ainsi d’ici à 2030, nous veillerons à ce que 100 % des employés de nos fournisseurs stratégiques soient rémunérés au moins au niveau du salaire décent leur permettant de couvrir leurs besoins fondamentaux et ceux des personnes dont ils ont la charge, calculé en ligne avec les meilleures pratiques. Nous aiderons aussi 100 000 personnes issues de communautés en difficulté à accéder à un emploi. Et 3 millions de personnes bénéficieront des programmes d’engagement sociétaux de nos marques.

A titre d’exemples, je citerai L’Oréal Paris avec sa cause « StandUp » contre le harcèlement dans les lieux publics forme 20 000 personnes par an. Maybelline s’est engagé sur l’anxiété et la dépression, ou Yves Saint Laurent Beauté œuvre pour les victimes de la violence conjugale (150 000 personnes au niveau mondial en 2023 dont 10% en France). Lancôme œuvre contre l’illettrisme et a déjà accompagné 250 femmes en France…
Le second axe consiste à informer les consommateurs pour qu’ils agissent en connaissance de cause. Une part importante de la transformation des entreprises repose sur l’évaluation précise des impacts des produits, et sur les actions mises en œuvre pour les réduire. Mais nous devons aussi partager cette information avec les consommateurs afin qu’ils puissent faire des choix éclairés et durables. C’est pourquoi nous avons mis au point un système innovant d’affichage de l’impact social et environnemental de nos produits, déjà décliné sur la marque Garnier, mais qui devra l’être dans les prochains mois sur l’ensemble de notre portefeuille.
Comment concilier croissance et développement durable ? Nombreux sont ceux qui interrogent la compatibilité des deux…
H. N. : Je fais partie de ceux qui sont aujourd’hui convaincus que le succès économique d'une entreprise dépendra demain de sa capacité à contribuer positivement à la société et de sa capacité à répondre aux problèmes environnementaux et sociétaux. Ces enjeux incluent le changement climatique et toutes ses conséquences : pollution, perte de biodiversité, acidification des océans, déforestation, pénurie d'eau et surconsommation des ressources disponibles, qui mettent tout le monde en danger.
Et dans développement durable, il y a développement. Nous ne pouvons, au prétexte de sauver la planète, supprimer toute idée de développement ou de création de richesse, qui va de pair avec la stabilité économique et sociale. L’important est de mesurer, de limiter l’impact et les gaspillages que peuvent engendrer l’activité humaine.
Que garderez-vous de cette année inédite, en tant que dirigeant ?
H. N. : Il est peut-être encore trop tôt pour en tirer toutes les conséquences, car nous sommes encore au milieu du gué. Cette crise est loin d’être terminée et nous sommes loin de pouvoir en mesurer toutes les conséquences. Néanmoins, comme dans toutes les crises, je dirais que j’en garde pour l’instant deux enseignements majeurs : l’importance du collectif et de la solidarité, la formidable adaptabilité et résilience de nos équipes ; et la dimension apprenante de l’épreuve, qui nous pousse à trouver des solutions que nous aurions peut-être été beaucoup plus lents à trouver par temps calme.

© Michael Dean / L'Oréal
¹ Ndlr : entre 2013 et 2020 au niveau mondial. Moins 66% au niveau France.
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