La multiplication des crises a servi de révélateur : nos systèmes alimentaires globalisés sont à bout de souffle. Comment réorganiser nos chaînes de valeur pour bâtir un modèle durable, vertueux et source de santé ? Démonstration par l'exemple, avec Annabelle Richard, Directrice conseil économies locales durables, et Elisabeth Laville, fondatrice, de l'agence Utopies.
Nous faisons face à des pénuries alimentaires sans précédent, et ce sur des produits essentiels : le blé, l’huile, la moutarde… Les crises successives que nous traversons, qu’elles soient sanitaires, géopolitiques ou climatiques, sont révélatrices des vulnérabilités de notre système alimentaire : pression foncière, spécialisation des productions, dépendance aux énergies fossiles, exposition des cultures au risque climatique… La faible autonomie des territoires d’une part, et le manque de collaboration entre les acteurs locaux de l’autre, ne permettent plus de s’adapter, de rebondir rapidement, ni de penser le long terme.
Dans ce contexte, les entreprises, du champ à l’assiette – coopératives, industriels de l’agroalimentaire, de la logistique et de la distribution, ont un rôle déterminant à jouer pour réinventer la production alimentaire sur les territoires et dessiner un paysage plus robuste, qui propose une nourriture variée, saine et abondante. Mieux encore : elles ont une opportunité à saisir, car la construction de filières locales et distribuées leur permettra de sécuriser leurs approvisionnements, de mieux anticiper les impacts du changement climatique et d’explorer de nouveaux modèles économiques, plus circulaires, plus agiles, plus solides.
Bâtir des filières locales par la coopération territoriale
Avant toute chose, il est nécessaire de comprendre la situation alimentaire de la France : son autonomie – à savoir la part de la consommation alimentaire finale effectivement produite sur le territoire national - est de 60%, et en moyenne de 35% si l’on descend à l’échelle régionale. Bonne nouvelle : notre récente étude montre que la plupart des régions françaises sont capables d’atteindre une autonomie de 100%. Bien que nos chaînes d’approvisionnement soient aujourd’hui mondialisées, de nombreuses solutions locales existent donc, en priorité dans les régions, qui semblent l’échelle la plus pertinente pour équilibrer production et consommation locales.

Pour renforcer notre autonomie, un nécessaire effort de développement économique devra être porté par une action conjointe de l’État et des régions, mais aussi par l’engagement des entreprises qui sont invitées à imaginer de nouvelles coopérations locales, selon la situation de leurs filières. La filière céréalière est, par exemple, bien qu’excédentaire, en grande partie exportée, avec un taux d’autonomie final d’à peine 25%. D’autres produits, comme les fruits (48%) ou les légumes (22%) sont eux, en valeur absolue, insuffisants pour couvrir la consommation nationale. Il faudra, pour renforcer notre autonomie, dans certains cas conserver localement une production forte mais exportée, et dans d’autres cas développer des filières trop peu présentes, au travers de nouveaux équilibres fonciers et industriels.
La démarche menée par Sodexo est un exemple concret de la façon dont on peut faire ainsi émerger de nouvelles filières par la coopération : en s’engageant sur l’achat de volumes sur plusieurs années, à un prix co-construit avec les agriculteurs, et en associant un industriel au projet (en l’occurrence Lustucru, chargé de transformer les récoltes), l’entreprise a permis la réintroduction d’une filière de blé dur bio en Ile-de-France, une culture délaissée car fragile économiquement mais qui est désormais cultivée puis transformée localement en 60 tonnes de semoule garnissant les assiettes des écoliers de la région.
Il est nécessaire de penser des échanges mieux distribués et plus locaux, avec des usines de plus petite taille, mieux connectées entre elles, jusqu’au consommateur final.
Imaginer des modèles plus distribués et plus circulaires
Aujourd’hui les productions alimentaires sont massifiées, exportées pour être transformées et réimportées, via des outils industriels très éloignés des exploitations. Si les entreprises souhaitent réduire les risques de pénuries ainsi que les risques économiques liés à la future taxation carbone, il est nécessaire de penser des échanges mieux distribués et plus locaux, avec des usines de plus petite taille, qui soient mieux connectées entre elles, jusqu’au consommateur final. Cette nouvelle géographie devrait également permettre de mutualiser et de valoriser au maximum les ressources, dans une démarche d’écologie industrielle territoriale.
Plusieurs projets montrent la voie à suivre : la Conserverie de Metz propose par exemple un outil de transformation mutualisé pour les producteurs qui souhaitent valoriser leur surplus de récolte afin de fabriquer des confitures, compotes, pickles ou soupes via plus de 80 recettes originales. Forte de son succès, l’initiative envisage le développement de plusieurs plateformes similaires en France.
Dans le même esprit, No Filter, une start-up labellisée B Corp qui s'engage auprès des agriculteurs français pour les aider à valoriser les fruits et légumes qui peinent à être vendus (écarts de tri, invendus, produits en conversion ou qui ont souffert d'aléas climatiques). Grâce à un réseau d'artisans partout en France, No Filter leur apporte des solutions de transformation (jus, compotes, soupes, etc.), pour limiter les pertes alimentaires et leur garantir une rémunération équitable.

En 2020, pour ancrer plus solidement encore sa volonté de créer un modèle plus juste, No Filter a intégré, via certaines coopératives, les agriculteurs à son capital, afin qu’ils deviennent actionnaires. Son modèle repose aussi sur l'implication des enseignes de la grande distribution en intégrant à leur stratégie d'approvisionnement la valorisation de ces déchets (dont ils sont en partie responsables à cause du calibrage) via une gamme de produits transformés dont les matières premières sont issues de leurs propres fournisseurs agricoles.
Un peu plus loin, Opaline, société suisse (également certifiée B Corp) qui produit des jus de fruits et limonades, a engagé une politique d’ancrage local de ses achats – 76% des approvisionnements proviennent d’un rayon de 25km du lieu de production – comme de ses ventes, puisque l’entreprise s’engage à servir au moins 75% de clients ou de consommateurs locaux et indépendants. Pour viabiliser ce modèle économique local, Opaline a fait le choix de la co-fabrication et a transféré sa production, jusqu’ici artisanale, au Pressoir du Rhône afin de bénéficier d'une plus grande capacité de production ainsi que d’un site innovant équipé de panneaux solaires et d’une centrale biogaz. Cette proximité immédiate a récemment facilité un co-investissement avec Biofruits dans une ligne de bouteilles en verre consigné.
Innover dans les outils et les formulations
Le défi de la résilience nécessitera également un effort conséquent d’innovation, afin notamment d’accélérer l’adaptation des pratiques agricoles, de maximiser l’usage des ressources et d’accompagner l’évolution des régimes alimentaires.
De nouvelles dynamiques d’innovation territoriales émergent, basées autour de la valorisation d’une ressource locale unique. Basé à Reykjakik en Islande, l’Iceland Ocean Cluster soutient par exemple l’émergence de start-ups spécialisées dans la transformation du poisson, ainsi que dans la valorisation des produits de la pêche pour des usages autres qu’alimentaires : valorisation du cuir de poisson pour des produits textiles, applications dans le domaine médical ou cosmétique…
À cette fin, le hub met en relation des porteurs de projets et des entreprises locales de l’industrie maritime, puis accompagne les start-ups au sein d’un incubateur où de nombreuses ressources et services leur sont mis à disposition (conseil, R&D, partage d’expertise, networking, etc.). Les efforts ont, en outre, permis le développement de solutions à haute valeur ajoutée sur le marché international, comme du collagène utilisé à des fins cosmétiques, ou encore des pansements cicatrisants, multipliant par six la valeur économique de la ressource locale (un kilo du même poisson va générer 80 euros de vente en Islande, en étant utilisé à 80%, contre 14 euros en moyenne en Europe, où l’on n’en utilise que 50%).
Si l’évolution des comportements alimentaires passe par la sensibilisation, les entreprises jouent aussi un rôle essentiel pour développer des produits facilitant la transition alimentaire.

Si l’on considère nos assiettes, qui constituent le dernier point de bascule vers un système alimentaire moins carboné, les perspectives d’innovations sont également nombreuses. Outre-Atlantique, l’entreprise Ripple propose par exemple une large gamme de produits laitiers végétaux – crèmes glacées, boissons sportives, laits pour enfants développés avec des pédiatres, laits nomades ne nécessitant pas de réfrigération – issue d’un véritable travail d’innovation dans la formulation des textures et dans la sélection des arômes, afin de se rapprocher au maximum du lait animal, contrairement à la plupart des laits végétaux aujourd’hui commercialisés, souvent insipides. Un point à noter, les laits sont conçus à base de pois – et non d’amandes – et présentent donc une empreinte hydrique très faible, adaptée au climat californien. Si l’évolution des comportements alimentaires doit bien entendu passer par la sensibilisation, les entreprises, par leur créativité, jouent aussi un rôle essentiel pour développer des produits facilitant la transition vers de nouvelles habitudes alimentaires.
Si le mot crise est le même que celui qui désigne, en hébreu selon Delphine Horvilleur, la salle d’accouchement, alors la période actuelle, riche en crises qui questionnent notre système alimentaire, est peut-être notre meilleure chance de remédier à ses propres fragilités… Et les entreprises ont un rôle clef à jouer dans cette maïeutique, qui leur ouvre de nouveaux champs d’innovation et de coopération avec leur écosystème local.
À propos :
Fondée en 1993 par Elisabeth Laville, UTOPIES est la première agence de conseil indépendante et think tank français sur les stratégies de développement durable. UTOPIES a pour mission d'ouvrir de nouvelles voies en incitant les entreprises à intégrer les enjeux sociaux et environnementaux au cœur de leur mission, de leur stratégie et de leur démarche d'innovation.