Des moutons dans une bergerie

Manger l’animal ou la gestion du tragique : une brève histoire du lien homme-animal

Un dossier parrainé par SIAL Paris
© Trinity Kubassek

Et si retisser du lien avec l’animal que l’on mange, sans détourner le regard sur sa mort, pouvait redonner du sens à son existence ? Le pas de côté de Païdeia Conseil, à la lumière de l'histoire et de l'anthropologie, pour mieux comprendre les enjeux de l’alimentation carnée.

Des questions éthiques autour des normes d'abattage jusqu’à l’extinction des espèces d'élevages au nom de la souffrance animale, les débats actuels viande / sans viande reposent dans les deux cas sur une absence d’interaction entre les consommateurs et les animaux qu'ils mangent. Et à travers cette rupture du lien avec l’animal, c'est l’ensemble de notre rapport culturel au vivant qui est touché : indifférence généralisée envers le sort réservé aux animaux d’élevage d’un côté, dénonciation légitime mais absolutiste de l’autre. Et si retisser du lien avec l’animal que l’on mange, sans détourner le regard sur sa mort, pouvait redonner du sens à son existence ? Un détour historique et anthropologique s’impose pour mieux comprendre les enjeux de l’alimentation carnée.

Des animaux et des hommes : une histoire culturelle

Au-delà de l’aspect physiologique, consommer ou ne pas consommer des animaux est un acte culturel inhérent aux sociétés humaines. Il en définit les structures sociales et les représentations du monde en même temps qu’il en est le produit. Les sociétés que les anthropologues appellent « totémiques » sont par exemple divisées en clans représentés par un totem animal, minéral ou végétal représentant l’ancêtre dont chaque clan est issu. Selon les sociétés, l’animal totem est prohibé ou au contraire consommé pour sa force symbolique.

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En France, jusqu’au début du XXème, le rituel du « tue-cochon », de sa mise à mort à sa consommation, catalyse les liens sociaux : les morceaux sont partagés en fonction des statuts hiérarchiques d’âge, de genre ou de statut social. Surtout, le geste de mise à mort, transmis de père en fils, est une fonction honorifique et sert de fil rouge autour duquel les lignées se hiérarchisent et se transforment.

En Grèce ancienne, le sacrifice forme la pierre angulaire sur laquelle repose le collectif, en permettant de s'attirer les faveurs des dieux comme de se prémunir de leur vindicte.

Si le sacrifice animal permet aux individus de faire société, il est aussi au centre d'un dispositif d’alliance avec le divin. En Grèce ancienne, le sacrifice forme la pierre angulaire sur laquelle repose le collectif, en permettant de s'attirer les faveurs des dieux comme de se prémunir de leur vindicte. Cette réciprocité entre les hommes et les dieux se concrétise à travers la communion sacrificielle : les dieux sont invoqués lors de la cuisson, dont les exhalaisons montent vers le ciel venant les nourrir, tandis que la communauté se partage la viande au cours d'un festin sacré. Pour les anthropologues Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, la mise à mort, le partage et la consommation du corps de l'animal sacrifié forment un ensemble qui permet de relier les hommes et les dieux et qui sert en même temps à les séparer en marquant leur différence de nature.

Le sacrifice animal ou la tragédie impossible

Si la consommation ou la prohibition alimentaire sont au cœur des systèmes culturels polythéistes, monothéistes ou animistes, leurs variétés mettent en évidence que le niveau de conscience accordé aux animaux est relatif au lien de familiarité avec l’animal que l’on consomme et à la gestion de sa mise à mort.

Chez les Grecs, la mise à mort de l'animal fait l'objet de différentes stratégies rituelles visant à se prémunir de l’impureté de son sang. La cérémonie des Bouphonies, vise par exemple à reporter la souillure sur l'objet, en condamnant le couteau sacrificiel, plutôt que sur les acteurs du sacrifice. Cette stratégie rituelle est donc une tentative de disculpation morale conditionnée par le lien d’attachement envers l’animal sacrifié. Pour l’historien Walter Burkert, le sacrifice dériverait même de pratiques de chasseurs cherchant à évacuer la culpabilité inhérente à l’acte de mise à mort.

D'autres moyens de disculpation soulignaient l’ambivalence grecque envers l’animal sacrifié : sa mise en beauté, son statut de « hiera », « chose sacrée » ou son aspersion d'eau lustrale. Surtout, le hochement de tête et le cillement des yeux de l'animal étaient interprétés par les Grecs comme des signes d'adhésion à son sacrifice. Si de telles stratégies permettent de déplacer l'immoralité de la mise à mort, elles confèrent en même temps à l’animal une dimension existentielle relative à la conscience de sa propre mort.

Lorsque l’anthropologue Yvonne Verdier décrit le rituel de « la Pelèra » ou le « tue cochon » des sociétés rurales françaises, dont la tradition ancestrale persistera jusqu’au début du XXème siècle, elle souligne le renversement affectif qui s’opère dans les mois qui précèdent la mise à mort de l’animal. Auparavant objet d’amour, l’animal passe soudainement à objet de rejet et se voit accusé de tous les maux, de telle sorte que la charge affective s’amenuise au fur et à mesure que le jour du « tue cochon » approche.

En réalité, tout se passe comme si le niveau de sophistication culturelle de disculpation permettait aussi d'appréhender le degré du lien d'attachement et de réciprocité homme-animal, dans des sociétés où les animaux d’élevage vivent dans une forte promiscuité avec des individus majoritairement ruraux.

L’animal aux assises : la conception médiévale de l’animal

Le procès d'un cochon au Moyen-Âge

La conscience accordée aux animaux est une notion qui imprègne aussi les systèmes judiciaires. L’historien Michel Pastoureau rapporte ainsi qu’entre le XIIeme et le XVIIeme siècle, cochons, vaches, juments et même insectes ou poissons ont fait l’objet de poursuites selon les mêmes procédures juridiques et bénéficiant de conditions semblables à celle d’un sujet de droit humain : de l'interrogatoire jusqu'à la plaidoirie en passant par la délibération du jugement en chambre, tout se passe sans distinction d’espèces entre homme et animal. Les animaux sont considérés comme des sujets de Dieu au même titre que les Hommes, et doivent donc s'astreindre aux règles et aux châtiments édictés par l’Église.

La justice médiévale humanisait l’animal, en l’affublant de vêtements humains ou en lui apposant un masque à figure humaine au moment de sa mise à mort. Ces exécutions étaient aussi l'occasion de proférer une mise en garde à l’attention des animaux de la même espèce : en faisant assister des milliers de cochons à la mise à mort de leur semblable, on cherchait à éduquer leur conscience en leur enseignant une leçon d'ordre morale. C’est à ce titre que les animaux étaient condamnables : vus comme des êtres moraux, doués de raison, ils étaient considérés comme pleinement responsables de leurs actes.

De « l’animal-machine » aux abattoirs industriels : la rupture du lien homme-animal

Ces représentations humanisantes des animaux déclinent au XVIIème siècle, dans la foulée des écrits du philosophe Descartes. Selon lui, l’animal n’est pas gouverné par une conscience mais au contraire aliéné par des instincts dont il ne peut se défaire. Il n’est qu’une machine complexe, un « animal-machine ». Cette représentation se diffuse dans toute l’Europe, si bien que l’animal, désormais dépossédé de sa conscience, devient un simple objet manipulable par l’homme.

Au XIXème siècle, le courant hygiéniste vient redéfinir l’ensemble des pratiques sociales : des politiques de prévention de santé publique mettent alors en évidence le caractère épidémiologiquement mortifère des méthodes d'abattage des animaux et de conservation alimentaire. On construit des abattoirs, renforçant la vision utilitariste de l’animal en éloignant radicalement les individus des animaux qu'ils consomment. La charge affective autrefois portée vers les animaux d’élevage se tourne vers les animaux de compagnie et les animaux sauvages. Le sentiment de culpabilité, envers des acteurs tels que les employés des abattoirs et les chasseurs. Selon l’anthropologue Charles Stépanoff, l’animal chassé cristalliserait notre empathie tandis que le chasseur prendrait en charge notre violence symbolique ; pourtant, et contrairement à la majorité de la population, le chasseur se trouve dans une interaction complexe avec l’animal : prédation, violence, mais aussi connaissance, respect et amour définissent, selon Stépanoff, les liens que le chasseur entretient avec les bêtes qu'il tue pour se nourrir.

En plus des scandales sanitaires et de maltraitance animale, la sensibilité croissante de l’opinion publique est sous-tendue par un contexte d’éco-anxiété collective qui redéfinit le rapport au vivant

Crise écologique, scandales sanitaires : trouver des chemins de traverses

À présent, le modèle des abattoirs semble à bout de souffle. En plus des scandales sanitaires et de maltraitance animale, la sensibilité croissante de l’opinion publique est sous-tendue par un contexte d’éco-anxiété collective qui redéfinit le rapport au vivant. Ces transformations peuvent se percevoir à travers différents marqueurs : l’évolution récente du statut juridique des animaux, qui les a fait évoluer de « bien meuble » à « être vivant doué de sensibilité »  ; l’exigence de transparence relative au bien-être de l’animal, comme les conditions d’élevage en plein air. En d’autres termes, les consommateurs sont en recherche de liens, aussi virtuels soient-ils.

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Comment sortir de ces dilemmes ? Un tournant culturel d’ampleur doit s’amorcer : en sortant, d’abord du clivage viande / sans viande ; en opérant ensuite une revitalisation du lien homme-animal.

De l’amour à l’assiette : un défi social ?

Réintroduire le consommateur dans la vie de l’animal qu’il s’engage à consommer semble donc capital pour créer le cadre d’une prise de décision alimentaire responsable.

D’abord, il y aurait la possibilité d'améliorer les opérations de communications des labels de viande autour des améliorations permises par la marge « bien-être animal » des labels rouges.

Aussi, en permettant proximité et traçabilité, les circuits courts de distribution, qui offrent de plus en plus de partager l’animal entre plusieurs familles, montrent la voie à suivre en recréant du collectif autour de la mort et de la consommation d’un animal. Mais il est possible d’imaginer d’aller plus loin et de pousser le désir de proximité du vivant de l’animal : des systèmes de parrainages d’animaux où les consommateurs auraient la possibilité d’interagir, voire de créer un lien d’attachement avec l’animal qu'il consommera plus tard. La charge de bienveillance autour de sa mise à mort serait dès lors sans doute contaminée par l’affectivité nouée en amont, et serait d’autant plus engageante et responsabilisante pour le consommateur. Aussi difficile que cela puisse paraître, en l’état instable de nos représentations sur ces questions, un tel engagement envers l'animal aurait, en tout cas, la vertu de rendre le consommateur pleinement responsable de sa consommation, en renouant notre lien millénaire avec les animaux.


À propos de Païdeia
Païdeia est un collectif de chercheurs-consultants qui œuvre à la diffusion des sciences humaines et sociales dans le monde économique comme outil d’aide à la décision et à la transformation des entreprises.