Longtemps critique gastronomique pour M le magazine du Monde, Marie Aline est aujourd’hui rédactrice en chef adjointe de femmeactuelle.fr et de cuisineactuelle.fr. Elle est aussi l’autrice d’un premier roman dystopique qui décrit une France devenue dictature du bien-être, Les Bouffeurs anonymes. Elle décrypte pour nous les évolutions de la planète food.
Qu’est-ce que la pandémie a changé dans le monde de la gastronomie ?
Marie Aline : Elle a changé notre façon de consommer. Lorsqu’on nous dit « vous pouvez sortir », on y va, on s’engouffre dans la moindre brèche. Alors que parallèlement, on assiste à une énorme crise de recrutement dans le milieu de la restauration. En ne bossant pas, serveurs et cuisiniers se sont rendu compte qu’ils avaient une vie de chien et beaucoup ont changé de métier.
Face à ce surinvestissement du restaurant par la clientèle et au désinvestissement par le personnel, on se demande presque si les clients ne vont pas finir par cuisiner eux-mêmes : ils aiment trop ça.
De même les jeunes chefs sont beaucoup plus volatiles, ils n’ont plus envie de gérer un restaurant et aspirent à être en résidence. Ils font de véritables tournées, préfèrent faire leurs classes en voyageant que chez les étoilés, prennent des cachets à droite à gauche, montent des petites équipes dans lesquels tout le monde est autoentrepreneur.
Sur les affiches de We Love Green, au Bois de Vincennes en mai, le line up de chefs était présenté à égalité avec le line up musical.
Il existe d’ailleurs de plus en plus en plus de festivals de bouffe. Par exemple sur les affiches de We Love Green, au Bois de Vincennes en mai, le line up de chefs était présenté à égalité avec le line up musical.

Une nouvelle génération de chef est-elle née de la pandémie ?
M.A. : Les chefs de 25 ou 30 ans se comportent très différemment de leurs aînés. Ils sont potes, échangent des idées, se filent des tuyaux, élaborent des recettes à quatre mains, se copient, s’inspirent, créent des boucles entre eux sur les réseaux sociaux.
Alors que la génération précédente, même ceux qui n’ont qu’une petite quarantaine, est plus compétitive, au point parfois d’être obsédés par l’idée de se faire voler les visuels de leurs plats via Instagram et compagnie.
Et puis, la nouvelle génération a la volonté de vivre agréablement, de ne pas être complètement aliéné à son travail. Certains collectifs travaillent d’ailleurs à organiser un peu mieux la vie dans les restaurants. Ils veulent des week-ends de deux jours consécutifs, ne plus faire 15 heures de suite, etc. Dans ma chronique du M, la ligne où j’indique les heures d'ouverture est de plus en plus longue.
Qui sont les nouvelles stars de la cuisine ?
M.A. : La culture télévisuelle perdure : Cyril Lignac, Hélène Darroz, Philippe Etchebest deviennent les Paul Bocuse de notre temps. Ils conservent leur importance et l’industrie agro-alimentaire est restée à l’âge de la télé puisqu’elle vise le grand public.
Mais pour la nouvelle génération tout passe par les réseaux sociaux, où les femmes se révèlent beaucoup plus agiles. Elles font des Reels, des vidéos YouTube, travaillent leur façon de s’habiller, de s’exprimer… Comme Glory Kabé, cheffe « afro-végane » et féministe. Autodidacte, elle a construit sa notoriété sur Instagram, animait la cuisine de la plage Nespresso du dernier Festival de Cannes. Les chefs l’appellent pour cuisiner avec eux, elle participe à des événements dans la mode. D’autres initient des collaborations avec des marques pointues.
De plus en plus de restaurants proposent des menus végétariens sans forcément le souligner. C’est intégré.
Le véganisme se développe-t-il dans la gastronomie ?
M.A. : De plus en plus de restaurants proposent des menus végétariens sans forcément le souligner. C’est intégré. Les menus sont détaillés, tous les ingrédients indiqués pour les clients qui contrôlent ce qu’ils mangent, ou ont des allergies et des règles particulières d’alimentation (sans viande, sans gluten, sans lactose…).

Alain Ducasse propose des burgers végétaux, dans un kiosque place de la Bastille, ils ne sont pas présentés comme « véganes ». Le véganisme fait peur et on veut, au contraire, rendre ces produits désirables via un packaging fun, comme par exemple pour les lardons végétaux qui font leur pub dans le métro.
Pourtant il existe toujours des boucheries haut de gamme qui présentent la viande dans des vitrines un peu à la manière de l’artiste Damian Hirst.
M.A. : Cette mise en scène autour de la viande à base de chambres froides transparentes et bien éclairées qui veut montrer la bonne bête, bien élevée, bien maturée, parle à de moins en moins de gens, l’argument n’est plus assez fort. Peut-être qu’au contraire dans quelques années on achètera sa barquette de viande au supermarché. Lui donnant un côté régressif, un peu comme la junk food sur l’autoroute ou à l’aéroport.
La junk food justement, très à la mode au tournant du siècle, est-elle devenue ringarde ?
M.A. : La junk food a été remâchée, et elle aussi intégrée à la réflexion sur le bien-être et l’écologie. Toutes les brasseries proposent des burgers ou de nuggets faits maison, avec une viande sourcée, un pain issu de la boulangerie d’à côté…
Les régimes sont désormais intégrés : tout doit être équilibré. Si on aime manger un Twix une fois par semaine, OK. Mais on choisira un bouillon le lendemain…
Au supermarché on trouve des céréales Lion Bio par exemple. La junk reprend les codes de la hype. Mais de là à dire que c’est bon pour la santé… L’huile de palme bio, c’est toujours de l’huile de palme ; trop de sucre bio, c’est toujours trop de sucre.
L’autoproduction de fruits et légumes va peut-être devenir obligatoire pour les néoruraux.
Qu’est-ce que la Guerre en Ukraine va changer ?
M.A. : L’inflation frappe tous les types de produits. Et à terme on peut se demander si les bobos vont pouvoir tenir le cap de leur exigence alimentaire. Ils partent vivre à la campagne, deviennent véganes pour des raisons de qualité de vie. Mais ça cache parfois qu’ils n’ont plus les moyens d’être des viandards citadins. L’autoproduction de fruits et légumes va peut-être devenir obligatoire pour les néoruraux.

Dans leurs pubs, Aldi ou Lidl ciblent les consommateurs qui auraient les moyens d’aller ailleurs. Ceux qui veulent du bio, des produits haut de gamme ou du terroir abordables. L’argument qui tient le mieux d’ailleurs, c’est le local. Et les gens veulent tisser des liens avec les artisans et les agriculteurs de proximité.
On a l’impression que les marques n’ont plus la cote après des scandales sanitaires comme ceux qui ont éclaboussé Buitoni ou Kinder. Mais pour le public populaire, boire du Coca-cola et pas son équivalent marque distributeur demeure un marqueur important.
Le marché est clivé, il y a le Cola de chez Lidl, le Cola de Coca-Cola, et puis le Coca local avec de l’eau de source et des décoctions d’herbes de la région. Tant pis s’il a un goût de Mister Freeze fondu : ce n’est pas ça qu’on achète.
Pour le public qui a les moyens, les marques ne veulent plus dire grand-chose. Les labels, les AOC, les nutriscores priment. Tout devient générique sauf quelques rares marques rigolotes qui savent parler de leur savoir-faire : Innocent, Les deux vaches… D’où la prolifération d’étiquettes bien-pensantes qui proclament : « fait avec des produits sains », « avec amour », « par des gens bien » …
Vous avez consacré une enquête dans Le Monde à l’opposition entre une droite identitaire qui aimerait la viande, la charcuterie, le vin, etc. et une gauche écologiste fan de graines de chia et de boulgour. Est-ce une vraie tendance à long terme ou un épiphénomène de la campagne électorale ?
M.A. : Dans ce moment politique intense, tout s’est cristallisé sur toutes sortes de sujets, y compris la bouffe. C’est retombé médiatiquement depuis. Mais les youtubers d’extrême droite, qui mettent en avant le terroir et la bonne viande, existent toujours. Et ce sont des sujets éminemment politiques, et pas seulement idéologiques. Comme le démontrent les questions des cantines scolaires : faut-il un ou deux repas végétariens par semaine ? Cela soulève des problématiques agricoles, sociales, religieuses…
Vous avez écrit une critique violente et drôle du nouveau restaurant du Plazza par Jean Imbert dans M Le Magazine du Monde… Qu’a-t-il de si critiquable ?
M.A. : J’étais vraiment fâchée qu’il propose dans ce fleuron de la gastronomie nationale une forme de patriotisme hors de prix et de mauvais goût. On n’a été deux à trouver ça scandaleux : Stéphane Soufflot-Durant du Figaro et moi. Mais sinon, on dirait que c’est ce que les critiques veulent : un retour à une tradition, à une culture fermée dans tous les sens du terme.
Dans le film En corps de Cédric Klapisch qui a rencontré un joli succès on découvre un lieu en Bretagne qui combine danse, musique, food truck… Ce type d’établissements tablant sur un mix de gastronomie, de développement durable et de bien-être sont-ils l’avenir de l’hôtellerie ?
M.A. : Ça se développe très vite. J’ai eu la chance d’être invitée récemment en résidence d’écriture au Château de la Haute Borde. Une maison d’hôtes, une résidence d’artistes, de chefs, un collectif de femme… Une communauté au sein d’un domaine incroyable et au milieu de la nature. Ce côté transverse fait du bien, on essaye des choses. Comme Francesca Farris, jeune chef sarde de 22 ans, en résidence en même temps que moi, qui travaillait sur les recettes de sa grand-tante de 86 ans venue avec elle.

Avec les réseaux sociaux, on voit des établissements drainer des queues incroyables alors que le resto d’en face, à la mode quelque mois plus tôt, est vide. Que penser de cette tendance un peu caricaturale ?
M.A. : Je ne m’impose plus d’attendre une heure pour une soupe de nouilles. Je manque d’humour sur le sujet… Il y aura toujours des gens pour faire la queue, que ce soit pour un Banh Mi comme pour un iPhone 27. Des étudiants d’écoles de commerce créent des restos avec un produit à la mode et un plan de communication viral. Ils ne prennent pas de réservations, mais si on connaît le patron, on zappe la queue. Ce mélange d’élitisme et de favoritisme qui fait semblant d’être cool me fatigue.
Et pour les vins et spiritueux quelles sont les tendances : tout le monde est devenu alcoolique avec les confinements ?
M.A. : Au contraire, j’ai l’impression que, comme pour la viande, beaucoup de gens boivent moins d’alcool sans le dire. Cela explique en partie la mode du Kombucha qui ressemble physiquement à du pétillant naturel, l’engouement pour les boissons au CBD qui promettent un effet relaxant ou les boissons énergisantes bio. On est entré dans l’air des boissons de substitution.

©Melania Avanzato
Les Bouffeurs anonymes, HarperCollins, 2022