L'invasion de l'Ukraine perturbe le secteur de l'énergie dans des proportions inédites. Par ricochet, cette crise nous permet de réévaluer notre indépendance énergétique et la transition bas carbone.
En 2021, dans un communiqué commun, Vladimir Poutine et Xi Jinping annonçaient travailler à l'avènement d'une « nouvelle ère » qui permettrait à la Russie et à la Chine de jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale. En creux, cela signifiait que le marché mondial des hydrocarbures allait inévitablement connaître un choc de grande ampleur.
De fait, ces dernières années, à force de ne regarder que le réchauffement climatique, les démocraties occidentales ont apparemment oublié que l'énergie était aussi un instrument servant à affirmer la puissance des nations et à réguler les rapports de force internationaux. En février 2022, d'une manière particulièrement brutale, le Kremlin a sonné le rappel à l'ordre. Et le réveil est douloureux.
Le pétrole, le gaz et l'électricité constituent en effet, en tant que ressources indispensables à la croissance, le noyau atomique des PIB. Mais, au-delà de la simple loi des marchés, ils pèsent aussi sur les mécanismes géopolitiques. Ainsi, ce que le conflit en cours nous montre, c'est que l'énergie est une arme qui peut servir à affaiblir une nation. C'est en menaçant de couper les livraisons de gaz, puis en passant à l'acte, que Vladimir Poutine a véritablement déclaré la guerre aux Occidentaux, car cette décision visait à fragiliser les économies européennes et à mécontenter les opinions publiques. Selon le ministère de l'Économie, la baisse de l'approvisionnement va entraîner une chute de 1 % du produit intérieur brut français, quand le FMI estime que cette baisse atteindrait 6 % au niveau continental, en cas de coupure totale, avec à la clé des conséquences désastreuses.
Il ne s'agit plus seulement de cheminer vers la neutralité, mais également de construire un modèle plus résilient.
Dès lors, pour les acteurs de l'énergie, la conjoncture a basculé. Désormais, il ne s'agit plus seulement de cheminer vers la neutralité, mais également de construire un modèle plus résilient afin de garantir aux populations et aux entreprises un approvisionnement sécurisé. Dans un premier temps, cela veut dire trouver de nouveaux partenaires, mais in fine, s'affranchir le plus possible des dépendances extérieures pour relocaliser l'essentiel de la production au cœur des territoires. De fait, pour concilier urgence écologique et enjeux géopolitiques, il faut renforcer l'autonomie énergétique à l'échelle nationale.
New deal
C'est réellement une redistribution des cartes inédite et particulièrement rapide à laquelle nous sommes en train d'assister. Le 10 mars 2022, seulement deux semaines après le début des hostilités, les 27 États membres de l'Union européenne convenaient de mettre un terme à leur dépendance aux combustibles fossiles russes d'ici la fin de l'année, c'est-à-dire dans un délai extrêmement court. En creux, cela signifiait que les Européens devaient réfléchir à une nouvelle organisation, car celle qui existait jusque-là, et qui avait déjà démontré sa fragilité lors de la pandémie, n'était pas à la hauteur de l'incertitude géopolitique dans laquelle le monde venait d'entrer.
Comme premières mesures, les dirigeants de l'UE décidèrent de diversifier leurs sources d'approvisionnement, d'accélérer le déploiement des énergies renouvelables, de poursuivre l'amélioration de l'efficacité énergétique, mais aussi d'optimiser l'interconnexion des réseaux de gaz et d'électricité. Ce dernier point ouvre de nouvelles perspectives.
Le principe de solidarité énergétique européenne a incontestablement émergé à la faveur du conflit.

En effet, la synchronisation du réseau électrique ukrainien avec le réseau européen a été effective dès le 16 mars 2022, démontrant que des processus de compensation pouvaient rapidement et efficacement être mis en œuvre entre nations appartenant à un même bloc. De plus en plus digitalisé, le réseau continental a la capacité de prévenir le risque de pénurie pouvant affecter un pays en rééquilibrant ses stocks par des livraisons ponctuelles provenant de ses partenaires. D'ailleurs, en septembre, un accord a été trouvé entre la France et l'Allemagne pour sécuriser les fournitures en gaz et en électricité des deux côtés du Rhin, grâce à un système d'échanges dont les premières livraisons ont été fixées à la mi-octobre par le gestionnaire tricolore GRTgaz. Le principe de solidarité énergétique européenne a incontestablement émergé à la faveur du conflit. Pour chaque nation partenaire, il représente un gage de résilience.
À terme, et à plus grande échelle, ce principe pourrait permettre le rééquilibrage des réserves nationales, garantissant ainsi une plus grande stabilité des marchés, mais aussi une distribution optimisée, et donc moins coûteuse, des flux transfrontaliers. Avant-guerre, c'était peu ou prou ce que la Chine envisageait de mettre en place avec le projet World of energy interconnexion, en invoquant la transition vers la neutralité.
Cependant, cette nouvelle solidarité énergétique, qui devrait monter en puissance à l'avenir, ne permet pas de répondre aux enjeux climatiques, car elle ne fait que remplacer une importation d'hydrocarbures par une autre. Il faut donc aller un cran plus loin.
Vers un autre mix ?
En réalité, pour accroître la production locale d’électricité décarbonée et remplir le double objectif de neutralité et de souveraineté, il n'y a pas beaucoup de solutions. Comme le suggérait déjà la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) de 2020, il faudrait accélérer le déploiement des énergies renouvelables partout sur le territoire national, en multipliant autant que possible les panneaux solaires, les éoliennes et les barrages hydroélectriques, tout en sollicitant au maximum le parc nucléaire français, ce qui permettrait de compenser la baisse de consommation des énergies fossiles.
Problème, plusieurs réacteurs nécessitent une révision qui prendra plusieurs années avant qu'ils ne puissent fonctionner de nouveau à plein régime. Et pour ne rien arranger, la France n'exploite plus de mines d’uranium depuis 2001. Les 10 656 tonnes de minerai qui viennent nourrir nos centrales tous les ans proviennent principalement de pays situés dans la sphère d'influence de la Russie, notamment le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, comme le démontre « Atlas de l'uranium », une enquête réalisée par les fondations Nuclear Free Future, Rosa-Luxemburg-Stiftung et Sortir du nucléaire. Ce n'est donc pas un approvisionnement sécurisé.
De fait, même si miser sur la double dynamique du renouvelable et de l'atome présente l'avantage de garantir un mix entièrement décarboné et autonome, il faut envisager d'autres solutions.
Si miser sur la double dynamique du renouvelable et de l'atome présente l'avantage de garantir un mix décarboné et autonome, il faut envisager d'autres solutions.
Nouvelles ressources locales
Dans cette course à la production souveraine et propre, un faisceau de possibilités est en train d'apparaître, des possibilités qui, jusqu'ici, n'avaient été que peu exploitées, tout en étant considérées comme des atouts pour la transition zéro carbone.
C'est le cas de la géothermie, qui capte la chaleur présente dans le sous-sol, à des profondeurs variant entre plusieurs centaines de mètres et quelques kilomètres, pour la transformer en électricité dans des convertisseurs installés à la surface. À ce jour, si la France ne possède que deux centrales géothermiques, l'une en Guadeloupe et l'autre en Alsace, des expérimentations menées depuis plusieurs années dans la capitale démontrent le haut potentiel de cette source d'énergie renouvelable.

Lancé en 2017 par la Compagnie parisienne de chauffage urbain (CPCU), le puits géothermique qui alimente l'écoquartier Clichy-Batignolles dans le 17e arrondissement, couvre 83 % des besoins en eau chaude et en chauffage des riverains. Dans le 19 e arrondissement, la CPCU exploite, depuis 2019, plusieurs puits qui chaufferont à terme plus d'1 million de mètres carrés. Les capacités sont si importantes que c'est la moitié des habitants du Grand Paris qui pourraient bénéficier de cette solution d'ici quelques années.
C'est également le cas de la biomasse, qui utilise l'ensemble de la matière organique animale et végétale pour produire de l'énergie. Dans son rapport « Biomasse : un réel potentiel pour la transition énergétique ? » , rendu public en janvier 2022, WWF France estime qu'elle pourrait représenter 30 % de la consommation d’énergie finale en 2050, grâce aux gisements agricoles et forestiers. Là encore, le potentiel est énorme.
Et enfin, l'énergie de la mer commence à être prise en considération. À ce titre, la France compte 11 millions de kilomètres carrés d’eaux sous sa juridiction. Et la technologie progresse rapidement. Aujourd'hui, les nouvelles générations de digue houlomotrice peuvent capter jusqu'à 60 % de l'énergie des vagues pour générer de l'électricité.
Dans le contexte actuel, ces trois procédés sont particulièrement pertinents, car ils permettent de produire de l'énergie en utilisant des ressources locales, non polluantes, et disponibles en quantité illimitée. En les valorisant, la France pourrait produire 500 TWh d'électricité par an d'ici 2050, soit 25 % de la consommation finale, selon les estimations du ministère de l'Écologie, de l'IFPEN et de la SRCAE. C'est un gage de souveraineté et de durabilité.
En route vers un nouveau modèle
La guerre en Ukraine nous montre à quel point il est important de relocaliser la production d'énergie au sein des pays. Là où le réchauffement climatique avait jusqu'à présent échoué à motiver la transformation des chaînes de valeur, la géopolitique accélère la mise en œuvre de solutions souveraines, décentralisées et à moindre impact pour l'environnement.
À ce titre, il ne faut pas négliger l'importance de l'innovation. Les progrès réalisés actuellement sur l'hydrogène et sur la fusion nucléaire ouvrent des pistes d'avenir, et permettent d'envisager le déploiement à grande échelle de nouvelles énergies propres à très haut rendement.
Pour autant, demain, la véritable révolution pourrait venir d'un découplage entre PIB et énergie. Bien qu'il ne soit pas à l'ordre du jour, ce changement de paradigme ouvrirait un nouveau chapitre de l'énergie, laquelle ne serait plus considérée comme un instrument de puissance par les nations, mais comme un simple outil servant à faire fonctionner les sociétés. Le vrai changement est peut-être là.