Nadine Roudil est sociologue et professeure. Elle enseigne à l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Paris Val de Seine, ainsi qu’à Sciences-Po Paris au sein du master « Stratégies territoriales et urbaines ». En tant que chercheuse, elle est rattachée au Centre de Recherche sur l’habitat (CRH).
Vous avez lancé avec le chercheur Yankel Fikalkow l’enquête « Sociologie du confinement », qui a pour objet l’étude des modes de vie et d’habitat lors de cet épisode de vie inédit. Quels en sont les principaux enseignements ?
NADINE ROUDIL : Nous avons cherché à comprendre comment amputer à l’« habiter » une partie de sa caractéristique – c’est-à-dire l’accès et les relations à l’extérieur du logement – pouvait conditionner les modes de vie, les pratiques domestiques ou les relations amicales et familiales. De même, nous avons cherché à identifier en quoi l’arrivée à domicile d’activités inédites comme le télétravail et faire école aux enfants, transformait les pratiques de l’habiter. L’un des facteurs déterminants pendant le confinement a été l’espace à la disposition des ménages dans le logement. Cet espace a augmenté ou rétréci, en fonction des cas. Or l’accès à l’espace est un luxe, notamment en milieu urbain dense.

Tout faire chez soi a également révélé une stabilité des pratiques genrées domestiques. Les rôles sexués n’ont pas beaucoup bougé à la faveur du confinement. Au contraire, les femmes ont été encore plus sollicitées par la vie domestique que d’ordinaire. Travailler chez soi n’est pas forcément synonyme de confort, notamment lorsque l’on a la contrainte supplémentaire de s’occuper des enfants et des adolescents privés d’école et de préparer pour toute la famille trois repas par jour. C’est un travail supplémentaire conséquent, qui s’ajoute à la gestion domestique quotidienne. Cela a même pu créer des situations d’épuisement parental chez les femmes en particuliers. N’oublions pas que le fait de délimiter les activités dans l’espace est un besoin social, autant que spatial.
L’après-confinement a vu émerger la thématique de l’exode urbain, qui désigne le fait de quitter les centres-villes pour s’installer à la campagne. Que traduit cette aspiration et quels sont les foyers concernés ?
N. R. : Selon moi, cette pratique concerne tout le monde. Mais je me pose la question : est-ce une aspiration ou une pratique réelle ? On s’est rendu compte que le confinement a révélé des manques, on souhaiterait que la vie en ville apporte plus de bien-être, moins de densité (elle-même responsable des phénomènes de contagion). De ce fait, peut-être a-t-on tendance à sur-investir l’idée de départ à la campagne ou, du moins, à en avoir une représentation erronée. Cette invitation au départ engage-t-elle pour autant sa concrétisation ? C’est difficile à dire. Toutefois, même si elles restent à l’état d’aspiration, ces souhaits de départs des grandes agglomérations témoignent d’une prise de conscience des problématiques environnementales et de leur impact sur le futur, ce qui est une très bonne chose.
D’après un sondage IFOP, 81% des Français pensent que la vie rêvée, c’est la vie rurale. Les départs à la campagne ont-ils pour autant explosé ?
N. R. : Dans le cas des néoruraux, je m’interroge sur le hiatus qu’il peut exister entre l'invitation au départ et sa mise en œuvre effective. Un changement de vie est très contraignant, il engage des dimensions qui sont aussi familiales et économiques. Il se pense, se co-construit au sein des ménages, plus qu’il ne se décrète.
Ce mouvement qui consiste à quitter les grandes métropoles comme Paris existe, mais il est articulé à la possibilité de trouver un travail dans sa nouvelle ville de résidence. Ma collègue Catherine Rouvière a étudié la vague de néoruraux qui s’est installée en Ardèche depuis les années 1960. Elle a observé que ces personnes venant de la ville s’étaient déplacées avec leur métier : elles étaient infirmiers ou infirmières, kinésithérapeutes, architectes, etc. C'est-à-dire des métiers libéraux répondant à un besoin dans un monde rural. N’oublions pas que la possibilité de se déplacer avec son métier rend la perspective d’un changement de vie plus aisée que lorsqu’il s’agit de retrouver un travail sur place.

Par ailleurs, les urbains partent généralement pour des villes moins denses, sans changer complètement leur mode de vie qui est urbain. Pour moi il ne s’agit pas de changements radicaux. Le besoin de nature existe mais il a été transcendé par le manque, par la sensation d’enfermement dans l’habitat ou par l’isolement que le confinement a engagé. Selon moi, cette tendance illustre le besoin d’un mode de vie alternatif, différent de ce qui nous est imposé en milieu urbain dense.
Je ne suis donc pas persuadée que le monde rural offre des conditions de vie idéales ; je pense qu’il faut surtout améliorer la qualité de vie en milieu urbain. Les enjeux sont multiples : densité, pollution, prix des logements, coût élevé de la vie quotidienne et des loisirs et capacité à se déplacer en dehors du véhicule individuel dans des transports en commun saturés en région parisienne. Si on règle ces questions, la vie en ville sera moins contraignante, et donc plus attractive.
Les néoruraux expliquent que la vie à la campagne permet d’être moins exposé·e aux messages publicitaires qui saturent les centres-villes. Et donc, de moins consommer. N’est-ce pas là l’incarnation d’une forme de décroissance ?
N. R. : La campagne n’est pas forcément le lieu de la décroissance ! Les personnes vivant en milieu rural conservent pour la plupart un référentiel urbain en termes de mode de vie. C’est-à-dire que l’on va se divertir au cinéma, au théâtre, dans des salles de concerts, on a besoin d’accéder à des services à la personne, à un supermarché, à des espaces de consommation quand on en a besoin ou lorsqu’on le souhaite. Les enfants ont tout autant de loisirs en milieu rural qu’en ville. Les personnes qui vivent en milieu rural passent donc une grande partie de la journée en voiture pour répondre à tous ces besoins, qui sont devenues autant de nécessités sociales.
J’ai mené une enquête sur la consommation d’énergie des ménages qui m’a conduite à m’intéresser à leur équipement. Certains ménages ruraux sont autant équipés du dernier cri high-tech que les urbains, et parfois en quantité plus importante. Par exemple, si l’on ne peut pas aller au cinéma parce qu’il faut parcourir de longues distances ou que c’est coûteux pour y emmener toute sa famille, on se procure de quoi faire un home-cinéma à la maison.
Il faut observer ces phénomènes sur le long terme, car il existe un mouvement inverse qui s’incarne dans le phénomène de retour en arrière. Ma collègue Stéphanie Vermeersch a conduit une enquête intitulée « Quitter Paris ? Les classes moyennes entre centres et périphéries ». Elle a observé que certains ménages partent, puis reviennent vivre à Paris intra-muros, après avoir déménagé en première ou deuxième couronne. Les raisons principales sont la scolarisation des enfants, le départ de ces derniers du domicile, l’évolution des projets de carrière, les besoins culturels… Ces trajectoires résidentielles ne sont pas modélisables, il en existe autant que de ménages.
Quel est votre regard de sociologue sur les formes d’habitat émergentes : habitat nomade, tiny house, maisons écologiques façon Earthship ?
N. R. : À mon sens, ces pratiques sont plutôt de l’ordre de la niche. Pour autant, c’est très important qu’elles existent. C’est significatif d’un besoin, d’une demande et d’attentes d’une partie de la population en termes de mode de vie. La vie nomade, dans les conditions que vous énoncez, sont aussi des vies « clef en main » assez confortables qui, pour quelques dizaines de milliers d’euros parfois, préservent les modes de vie tout en offrant une alternative en termes de consommation des ressources (eau, espace, énergies…). Cela concerne finalement peu de ménages.
Comment la question numérique s’articule-t-elle à ces réflexions sur les nouveaux modes d’habitat ? La maison connectée trouve-t-elle une traduction réelle dans les usages ?
N. R. : Si l’on observe les modes de consommation, on peut dire que les solutions numériques appliquées à la maison ont trouvé leur public, notamment dans le cadre de l’habitat neuf. Dans les maisons et les logements neufs, des écrans tactiles sont intégrés à la gestion du chauffage ou des réseaux. La maison connectée s’inscrit dans ce prolongement, mais elle incarne encore plus le choix des concepteurs de soumettre les pratiques quotidiennes à des solutions technologiques.
Il est intéressant de noter que ces solutions sont pour la plupart directement liées à la question énergétique. Pour se connecter, il faut un flux énergétique et donc un réseau, ce qui pose inévitablement la question des ressources. En forçant le trait, on pourrait imaginer que le jour où ces ressources manqueront, on pourrait se retrouver enfermé dans sa maison connectée, dans l’impossibilité d’ouvrir la porte ou ses volets, dépourvu de possibilité de contacter l’extérieur du logement.
Le numérique ne permet donc pas de penser la question écologique à l’échelle de la maison ?
N. R. : En termes d’habitat, à l’heure actuelle en France, la seule réponse existante à la crise écologique, c’est la production d’un habitat dit « performant ». Cela renvoie essentiellement à des référentiels énergétiques de faible consommation. On oublie que, historiquement, l’habitat vernaculaire sait s’adapter au climat sans grande débauche de technologie. Dans des régions où le climat est rigoureux, comme les Cévennes, les habitations, les cultures sont conçues pour résister aux intempéries à partir du prérequis qu’on ne peut pas construire partout.

Pour moi, le plus important consiste aussi à accepter que l’on ne peut pas habiter sur tous les territoires – ce que la civilisation urbaine contemporaine refuse. La diffusion des solutions et systèmes techniques dans l’habitat nous indique que tout est possible, malgré les aléas environnementaux, que l’on peut habiter partout et dans toutes les conditions et circonstances (zones sismiques, inondables, à proximité des sites industriels, nucléaires…). Les évènements climatiques ou les pandémies montrent le contraire. Dans les pays du Nord, nous ne prenons pas suffisamment la mesure de la crise écologique et de ses impacts sur l’habiter.
La notion d’efficacité énergétique illustre à mon sens ce paradoxe. Dans ce cadre, nos usages sont mis sous tutelle d’une solution technique. L’éclairage automatique dans les bureaux nous dégage complètement de la gestion de la luminosité et d’une réflexion sur l’économie d’énergie. On n’a plus à se dire qu’il faut éteindre lorsque l’on quitte une pièce, puisqu’un capteur le fait pour nous. Ces solutions techniques ne conduisent pas à la capacitation des individus, alors même qu’elles ont été conçues à l’origine pour économiser des ressources. En ce sens, les solutions numériques sont des viatiques qui visent précisément à nous éviter de repenser nos modes de vies.
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