Bien plus que la diffusion de la radio ou l’émergence de la télévision, c’est la révolution numérique qui a profondément remis en cause la fonction sociale du journalisme, telle qu’elle existait en Europe depuis la fin du XIXe siècle. Au point que certains ont même pu prédire sa disparition. Mais si les évolutions techniques ont des effets indéniables sur l’évolution du journalisme, son destin est avant tout lié à celui du régime politique qu’ont adopté les sociétés occidentales modernes : la démocratie libérale.
La grande déstabilisation
Les médias ont été frappés de plein fouet par la révolution numérique. D’abord dans leur modèle économique : la fuite de leurs revenus publicitaires vers les GAFAM, nouveaux infomédiaires (intermédiaires d’information), a aggravé la situation, déjà précaire, de nombre d’entre eux. De plus, elle a favorisé l’émergence d’un modèle de journalisme d’information à production, diffusion et consommation ultra rapide, voué à courir après l’audience pour s’assurer des recettes publicitaires : c’est la naissance du speed driven journalism, aux contenus à forte teneur virale destinés à engendrer en un temps très court un maximum de clics.

Mais la profession journalistique fait surtout face à une nouvelle forme de concurrence. En rendant quasi nuls les coûts de production et surtout de diffusion d’information, Internet offre potentiellement à chaque individu l’opportunité de se faire entendre, sans intermédiaires : la prise de parole publique n’est plus hiérarchisée a priori. Parallèlement, les journalistes n’ont plus la possibilité de filtrer ce qui fait l’actualité : ils ne peuvent, la plupart du temps, que sélectionner a posteriori les informations dont ils veulent rendre compte. Enfin, ils n’ont même plus la maîtrise de la manière dont leurs contenus sont consommés : le principe du partage de contenu sur les réseaux sociaux, likes ou retweets, décompose continuellement la politique éditoriale et rédactionnelle adoptée par chaque média, pour lui donner une forme fragmentaire et collective qui doit beaucoup au pur hasard [1]. Intermédiation, sélection, éditorialisation, tous les aspects de leur fonction de gatekeeper de l’espace public sont bouleversés.
Les journalistes connaissent ce cercle vicieux dans lequel leur profession est tombée ces dernières années. La baisse des revenus médiatiques fait pression sur les postes et les salaires et les contraint à se conformer à des modalités de travail qu’ils désapprouvent. Concurrencés de toute part, précarisés, les journalistes ont semblé voué à se déprofessionnaliser, à revenir au statut qui était le leur avant la IIIe République.
L’information, fille de la démocratie
Car le journalisme professionnel n’a pas existé de tout temps. On peut situer précisément son émergence. Si les controverses récurrentes sur les journalistes sans carte de presse rappellent les limites mouvantes de cette profession, c’est parce que le journalisme a mis longtemps à se distinguer des autres disciplines littéraires pour devenir une profession à part entière. Cette autonomisation est issue de la lente émergence d’un espace public en Europe [2] à partir du XVIe siècle. Écrit en 1885, le roman Bel-Ami de Maupassant, qui exerçait lui-même une activité journalistique, en est l’illustration. Georges Duroy, ancien sous-officier ayant passé quelques années en Algérie, travaille dans les chemins de fer à Paris et ne devient journaliste que par une suite de hasards. Sans talent pour l’écriture, sans formation préalable, il doit sa carrière fulgurante à sa roublardise et à son talent de séducteur, qui lui attirent les faveurs des femmes – qui lui écrivent parfois ses articles – tout comme celles des personnalités politiques et économiques qu’il côtoie dans les dîners mondains.

L’intérêt de Maupassant et d’autres écrivains contemporains pour la figure du journaliste révèle un changement profond d’époque. Ce sont, en effet, les transformations politiques et sociétales de la fin du XIXe siècle qui vont donner au journalisme une fonction sociale essentielle pour la société française. L’avènement de la IIIe République consacre le principe de la liberté d’expression et organise la liberté de la presse qui implique son pluralisme. Parallèlement, les citoyens français, désormais de plus en plus alphabétisés, sont amenés à participer massivement à la vie politique de leur pays, et par là même à s’informer.
Alors que le nombre de journalistes, de titres de presse et d’exemplaires vendus explose, le journalisme s’autonomise peu à peu, particulièrement à la faveur des crises : la première école de journalisme est créée en 1899 dans le sillage du scandale de Panama et de l’Affaire Dreyfus, tandis que la profession se réorganise à la Libération en contre-modèle de la presse décriée des années 30, et s’évertue à créer les conditions d’une presse indépendante des pouvoirs et capable de réaliser sa mission de service public [3].
Le journalisme a ainsi pour fonction depuis la fin du XIXe siècle d’être un intermédiaire entre les différents espaces politiques, économiques, sociaux, d’une société de plus en plus complexe et interdépendante, en organisant la nécessaire circulation des informations en son sein. Organisé en profession, le journalisme dispose alors du monopole sur la production et la diffusion des informations dans l’espace public, il maîtrise ce qui fait l’actualité et le fond de la conversation ordinaire, en choisit les thématiques et en donne le tempo. Surtout, il s’assure de la fiabilité, de l’exactitude et de l’intérêt des informations qu’il diffuse, qui sont indispensables au débat public démocratique. C’est cette fonction essentielle qui rend très probable le renouveau du journalisme à l’ancienne dans l’ère numérique.
Technique algorithmique ou esprit critique ?
Internet a profondément transformé la question de la qualité de l’information. En massifiant les contenus disponibles et en donnant à tout un chacun la possibilité de publier, le numérique semble noyer les informations fiables dans un océan de bavardages, voire d’informations délibérément manipulées. Car s’il existe bien une hiérarchisation de l’information sur Internet, elle ne se fait plus selon la méthode classique d’organisation d’un débat public démocratique par la profession journalistique.
La hiérarchisation résulte du filtrage algorithmique effectué par les plateformes du Web. Pour bien la comprendre, il faut distinguer entre ce qui est public et ce qui est visible sur Internet : ce n’est pas parce qu’on publie une information qu’elle trouvera un public. C’est ce que le sociologue Dominique Cardon appelle la loi de puissance du Web : 95% des navigations sur Internet se concentrent sur 0,03% des contenus numériques disponibles. Ce filtrage est effectué principalement par les algorithmes des moteurs de recherche, qui endossent ainsi un des rôles essentiels que jouaient autrefois les journalistes [4]. Ces algorithmes, qui utilisent différents procédés de classement de l’information (autorité, popularité, réputation, prévision [5]), font un bon accueil à la presse traditionnelle, qui apparaît souvent en bonne place dans les résultats des moteurs de recherche. On retrouve la même donnée concernant les différents réseaux sociaux, comme Twitter, où elle dispose de beaucoup plus d’abonnés que les sites à la fiabilité douteuse. La presse traditionnelle bénéficie ainsi sur Internet de la réputation de fiabilité qu’elle s’est acquise sur d’autres supports, et le succès du modèle économique du paywall et de l’abonnement lui permet depuis peu d’en tirer avantage.

Mais cette hiérarchisation mécanique ne suffit pas, et certains acteurs du numérique commencent à le comprendre. Devant la montée en puissance des informations douteuses relayées par des acteurs à forte visibilité sur Internet, comme les leaders populistes, une nouvelle hiérarchisation est en cours d’organisation. Elle est apparue tout récemment dans les débats autour de la modération des propos de Donald Trump par Twitter, et de son refus par Facebook. Au-delà de la question de la personnalité de leurs dirigeants respectifs, Jack Dorsey et Marc Zuckerberg, les deux réseaux sociaux se distinguent surtout par leur spécialisation différenciée dans l’espace numérique, tant au niveau de leurs fonctionnalités propres que des profils de leurs utilisateurs et des usages qu’ils en font. Tandis que Facebook est un réseau très utilisé pour des usages en cercles restreints (conversation, publication de photos, partage de contenus et d’événements), Twitter s’est spécialisé comme un réseau ouvert de partage de contenus d’actualité, pour un public sociologiquement proche des lecteurs de titres de presse d’information générale et politique : 43% des utilisateurs sont issus des catégories socioprofessionnelles supérieures, et 54% disent s’intéresser à l’actualité et à l’économie [6]. Les choix de modération adoptés par les deux réseaux s’expliquent par ces différences structurelles.
Assumer pleinement un rôle journalistique de modérateur et d’éditeur pourrait s’avérer une stratégie payante pour Twitter ; on sait la concurrence acharnée que se livrent les réseaux sociaux et leur crainte de devenir soudainement obsolètes comme ce fut le cas pour Myspace ou Skyblog. Mais ce bénéfice ne profite pas seulement à Twitter. La modération que le réseau a réalisée renvoyant à des articles de médias traditionnels, il y a là l’amorce d’un nouveau cercle vertueux. En redirigeant vers les articles ou en s’associant au travail de factchecking développés par les journaux traditionnels, Twitter pourrait gagner un statut d’infomédiaire de qualité qui serait un gage de fidélité pour ses utilisateurs en quête de contenus fiables. Parallèlement, une telle mise en valeur du contenu développé par les médias traditionnels leur serait profitable, ainsi qu’au débat public, l’État ayant sans doute également son rôle à jouer pour en favoriser les effets. Le journalisme d’information à l’ancienne n’a donc pas dit son dernier mot : si les formes et les supports dont il se sert ont pu se transformer, sa fonction est vouée à perdurer… aussi longtemps que la démocratie.
A propos de Païdeia
Païdeia est un collectif de chercheurs-consultants qui œuvre à la diffusion des sciences humaines et sociales dans le monde économique comme outil d’aide à la décision et à la transformation des entreprises.
https://paideiaconseil.fr/
[1] Cf. Dario Compagno, Arnaud Mercier, Julien Mésangeau et Kamel Chelghoum, “La reconfiguration du pluralisme de l’information opérée par les réseaux socionumériques”, Réseaux, 2017/5, p. 91-116.
[2] Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, réed. 1988
[3] Sur ces questions, voir Vincent Goulet, “Dick May et la première école de journalisme en France. Entre réforme sociale et professionnalisation”, Questions de communication, 16, 2009, et Ivan Chupin, Les écoles du journalisme. Les enjeux de la scolarisation d’une profession (1899-2018), Presses Universitaires de Rennes, 2018.
[4] Cf. Dominique Cardon, Culture numérique, Presses de Sciences Po, 2019, p. 147-151 et p. 354-358
[5] Cf. Dominique Cardon, A quoi rêvent les algorithmes, Seuil, 2015.
[6] Ibid.