Champs avec soleil de fin de journée

Réconcilier impératif climatique et souveraineté alimentaire ? It's complicated

Un dossier parrainé par SIAL Paris
© Federico Respini

Au commencement de nos systèmes alimentaires, était la terre. Panorama d’une année qui nous a fait comprendre à quel point la nature est nourricière, et pourquoi il y a urgence à réconcilier souveraineté et transformation des pratiques agricoles.

Au sale jeu de la guerre, tous les coups sont permis – et pas seulement sur le théâtre des opérations. Et dans le conflit russo-ukrainien, la faim compte bel et bien parmi les armes de guerre brandies par le Kremlin, au même titre que l’énergie. La Russie et l’Ukraine sont en effet parmi les principaux greniers à blé du monde, représentant ensemble près de 23% des exportations mondiales de cette céréale, soit 7% de la consommation mondiale.

© Pixabay

La faim gagne du terrain

Dès le début des hostilités, Antonio Guterres n’avait pas mâché ses mots. Le secrétaire général des Nations Unies mettait en garde contre le risque d’un « ouragan de famines » dans les pays africains, voire d’un « effondrement du système alimentaire mondial ». Le cours du blé dépassait alors la barre des 400 euros la tonne, soit + 70% par rapport aux jours précédant l’invasion de l’Ukraine – avant même que la Russie n’annonce de premières mesures de restrictions de ses importations de blé et d’engrais. Car le pays est aussi le premier exportateur d'engrais azotés et le deuxième fournisseur d'engrais potassiques et phosphorés.

Près d’une personne sur dix dans le monde a souffert de la faim en 2021 – constat d'autant plus alarmant qu'il n'intègre pas les conséquences de la guerre

La guerre vient aggraver une situation déjà précaire. Depuis 2015, la faim gagne du terrain dans le monde : selon « L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition » de l’ONU, près d’une personne sur dix dans le monde a souffert de sous-nutrition en 2021 (entre 702 et 828 millions d’individus). Un constat d’autant plus alarmant que ce rapport n’intègre donc pas les conséquences de l’invasion russe de février 2022. Celles-ci viendront peser davantage sur un panorama déjà fragilisé : la pandémie et son impact sur les chaînes logistiques, et surtout le changement climatique, dont les effets sur les rendements agricoles ne sont plus discutables. Pour le dire autrement : nous nous éloignons chaque jour davantage de l’éradication de la faim dans le monde à horizon 2030 – tel que se l’était fixé le deuxième des 17 objectifs de développement durable de l’ONU.

« Profiteurs de la faim »

Mais la flambée des prix alimentaires a d’autres raisons moins avouables… Car aux perturbations issues de la géopolitique, du blocage des ports à la hausse du prix de l’énergie, en passant par les mauvaises récoltes à prévoir en Ukraine, vient s'ajouter la spéculation pure et simple. Des « profiteurs de la faim » qui interviennent sur les bourses de matières premières, parmi lesquelles les céréales, expliquait Karine Jacquemard, présidente de l’ONG Foodwatch France, dans une interview à L’ADN. L'association a d'ailleurs mis en place une pétition. Le phénomène n’est pas nouveau, et se saisit de la moindre crise, comme par exemple celle de 2008, pour tirer profit de la panique des marchés. Ces spéculateurs ont ainsi investi six fois plus les quatre premiers de 2022 que sur tout 2021, aggravant les tensions déjà présentes sur les marchés : le prix des denrées alimentaires a bondi de 30% depuis la guerre, et pourrait, selon l’ONU, faire basculer 130 millions de personnes supplémentaires en situation d’insécurité alimentaire aiguë, pour atteindre un total de 280 millions.

Farm to Fork à l’épreuve de la crise

En Europe, avant même que la guerre n’éclate, la pandémie avait déjà mis à l’agenda la question de la souveraineté alimentaire – un concept dont le spectre varie toutefois selon les interlocuteurs, de l’autosuffisance au sens strict à la capacité d’un pays à garantir sa sécurité alimentaire, quel que soit le contexte. Certes, notre système agroalimentaire a tenu malgré un choc d’ampleur inédite, mais le Covid-19 a révélé les fragilités et dépendances propres à nos longues chaînes d’approvisionnement. Aujourd’hui, les tensions géopolitiques portent la question à un niveau supérieur : « Nous ne pouvons plus dépendre des autres pour nous nourrir, nous soigner, nous informer, nous financer », disait Emmanuel Macron dès le 2 mars 2022, dans sa première adresse aux Français consacrée à l’Ukraine et ses conséquences pour les Français. Signe des temps, depuis le gouvernement Borne de mai 2022, le ministère se libelle désormais Agriculture et Souveraineté alimentaire.

© Laura Arias

La situation géopolitique met à jour les oppositions de points de vue autour de la stratégie européenne Farm to Fork

Si la France demeure la première puissance agricole européenne (avec 17% de la production, suivie de l’Allemagne et de l’Italie), la situation met à jour les oppositions de points de vue sur la stratégie agricole à adopter, dans un contexte de profondes mutations : d’un côté, les tenants d’une ligne ‘productiviste’ donnent de la voix contre la stratégie « Farm to Fork » de l’Union Européenne, comme la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, qui dénonce une « voie de décroissance avec un impact environnemental incertain. » Et de l’autre, les partisans d’une transformation systémique de notre agriculture vers des modèles durables et respectueux du climat, pour lesquels justement le « productivisme agricole est le problème, pas la solution », selon les termes de la Confédération paysanne. Proposé par la Commission européenne en mai 2020 et voté en octobre 2021, le programme « De la ferme à la fourchette », inclus dans le Green Deal, vise notamment à réduire l’usage de pesticides de moitié, de 20% celui des engrais et à consacrer un quart des surfaces cultivées à l’agriculture biologique, avec des leviers comme la mise en jachère de 4% des terres agricoles. Mais la guerre a rebattu les cartes, et le programme est aujourd'hui de plus en plus disputé.

Ratatouille à la ramasse pour la Ferme France

D’un point de vue structurel, la Ferme France connaît aussi des évolutions inquiétantes : importation massive de produits agricoles, dont la plupart ne respectent pas nos propres normes de production, recul du nombre d’agriculteurs-exploitants sur le territoire… Aujourd’hui, on en compte 400 000 sur le territoire, contre 1,6 million en 1982 – soit 1,5% de l’emploi total, contre 7,1% il y a quarante ans, selon des données compilées par l’AFP. La transmission aux jeunes générations constitue ainsi un enjeu majeur, avec 100 000 fermes qui devront changer de main à horizon 2030.

Dans l’étude L’agriculture : enjeu de reconquête de 2021, le Haut-Commissariat au Plan pointe, parmi les grandes crises à dominer pour le secteur, le déséquilibre de notre balance extérieure – « de manière imagée, on pourrait dire que nos assiettes sont déficitaires et nos verres sont excédentaires » avançait le rapport. Ainsi la production française bio ne couvre que 67% de la demande nationale en volume. Autre point faible, notre déficit commercial de presque 6 milliards d’euros sur les fruits et légumes, avec un verger français en retrait de 12% en surface depuis vingt ans, alors même que le régime alimentaire des Français devient plus végétal et moins carné. Le HCP utilise « la parabole de la ratatouille » pour illustrer son propos : les cinq légumes qui composent ce plat typique du Sud de la France ont constitué un déficit cumulé de 650 millions d’euros en 2019 !

Est-il possible de réconcilier puissance agricole et impératif climatique ? L’agriculture constitue le deuxième poste d’émissions de GES de la France

Des « numériques » au service d’une agriculture plurielle

On le voit, plusieurs enjeux d’apparence contradictoire se posent à la filière. Parmi eux, est-il possible de réconcilier puissance agricole et impératif climatique ? L’agriculture constitue le deuxième poste d’émissions de gaz à effet de serre de la France, avec 19% du total national en 2019. Sans tout résoudre, la recherche et l’innovation technologique peuvent apporter des réponses. Le numérique par exemple peut contribuer à une transition vertueuse de nos systèmes vers des modèles agroécologiques, après des années d’intensification et de spécialisation. C’est en tout cas le point de vue de l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) et l’Inrae (Institut national de la recherche agronomique) qui, dans un rapport commun, détaillent les promesses de la révolution numérique pour l’agriculture. Celle-ci s’appuie sur différents leviers : abondance des données, rendues disponibles grâce aux capteurs et aux capacités de communication, capacités de calcul permettant la mise en œuvre de l’intelligence artificielle, connectivité et interfaces, automatisation et robotisation, drones et autoguidage, etc.

© Jeshoots

Pour bénéficier de ces opportunités, il faudra toutefois anticiper les écueils associés. Parmi eux, les deux instituts listent le risque de perte de lien à la nature, une empreinte environnementale numérique restant à quantifier, des conséquences sociales, le risque d’exclusion des petites exploitations, une fuite en avant technologique pouvant entraîner de la complexification, ou encore une perte de souveraineté – on y retourne toujours –, qu’elle soit numérique quant aux outils utilisés, ou alimentaire en cas de cyberattaque, par exemple. Quoi qu’il en soit, plutôt qu’une vision univoque, il faudra sans doute des « numériques » capables d’accompagner une agriculture plurielle.

D’ores et déjà, l’AgTech est une réalité : 10 000 robots agricoles sont en service en France, soit un quart de l’ensemble des robots installés en France, selon Xerfi, 46% des agriculteurs utilisent un navigateur GPS sur leur tracteur, 800 000 hectares de culture sont observés par satellite pour économiser des engrais chimiques dans le cadre du projet FarmstarT, et plus de 600 startups innovent en matière d’agriculture et d’agroalimentaire… Un écosystème qui compte bien se développer grâce au lancement d’un label dédié : French Agritech20 ambitionne de faire émerger dix licornes à horizon 2030. Même si la filière compte de belles pépites comme Ynsect, qui produit des protéines et de l’engrais à base de larves, l’AgTech ne représente pour l’instant que 6% des fonds levés par les jeunes pousses françaises ces six dernières années.